Afin de mieux comprendre comment fonctionne une approche de type “savoir situés” (voir le premier post du blog), je vous propose d’analyser ensemble un exemple… En quelques mots, il s’agit d’une approche épistémologique (étude critique des conditions de validité et de construction des savoirs) qui met l’accent sur les aspects contextuels, humains, sociaux, pour ajouter une couche de profondeur aux articles, livres, ou concepts qu’on va aborder. Et en l’occurrence, on va directement aborder un sujet chaud au sein du monde canin : la dominance !
La dominance : sujet de discorde par excellence dans le monde canin
Au sein du monde canin en positif, l’opposition à la théorie de la dominance fait partie de nos mythes fondateurs : elle n’existe pas, ni entre les chiens, ni en interspécifique. C’est prouvé scientifiquement ! David Mech, les loups en captivité, le chien qui n’est de toute façon pas un loup, et l’humain qui n’est pas un chien : les composantes sont connues1, et elles permettent de fonder de manière indiscutable le positionnement éthique défendu par tous ceux et celles qui se revendiquent de l’éducation positive, à savoir qu’il n’y a aucun besoin ni d’utiliser la violence, ni d’apprendre au chien où est sa “place” dans la famille2.
Cette justification scientifique de notre position éthique est importante pour les personnes concernées, car elle permet de balayer l’argument des praticiens de l’éducation traditionnelle ou mixte3 soutenant que toutes les méthodes se valent, qu’il s’agit juste d’une question de choix personnel. Si les sciences démontrent que la dominance n’existe pas chez les chiens (en intra- comme en interspécifique), il n’est plus possible d’utiliser une approche basée sur ce concept sans devoir remettre carrément s’opposer aux sciences. Et nier les sciences ne se fait pas sans y perdre de la crédibilité… Tout est donc bien cadenassé : la dominance n’existe pas, c’est scientifique, et donc seule la position éthique de l’éducation positive est valide. Tout va pour le mieux dans le meilleur des monde.
Mais débarquent deux éléments perturbateurs, deux scientifiques renommés, qui, chacun de leur côté, jettent le même pavé dans la mare : scientifiquement, la dominance existe, tant en intraspécifique (entre chiens) qu’en interspécifique (entre humains et chiens).
Notre mythe fondateur vacille et menace de s’effondrer. Si les sciences reconnaissent l’existence de la dominance chez les chiens, le positionnement éthique de l’éducation positive perd ses fondations, et n’est plus qu’une question de choix, arbitraire, qui en vaut bien un autre.
En conclusion, lorsqu’on reconnait que le réel est complexe, lorsqu’on adopte une vision qui voit ces couches de nuances comme un enrichissement, bref, quand on assume une position qui cherche, justement, à toujours “épaissir”, toujours “compliquer” le réel, plutôt que de vouloir le simplifier, on en ressort grandis, et beaucoup plus solidement ancrés, car les apparentes contradictions ne remettent plus tout en cause : elles apportent de la finesse.
Et en ce qui concerne la dominance en elle-même, la question n’est pas tellement de savoir si elle “existe” véritablement au niveau scientifique, ou s’il est possible de l’appliquer à la relation humain-chien ou chien-chien (spoiler: bien sûr, il y a moyen), mais de se demander ce qu’elle permet de faire, et ce que cela implique de regarder ces relations à travers ce filtre-là plutôt qu’à travers un autre. Et en l’occurrence, pour reprendre l’idée de Vinciane Despret, ce serait dommage d’employer un paradigme tellement simpliste et délétère qu’il impose d’élaguer le réel pour le faire rentrer dans le cadre, alors qu’il existe tant d’approches plus fines et plus complexes, qui enrichissent le réel, et, par conséquence, nos relations.
Evidemment l’approche des savoirs situés ne s’arrête pas là : nous venons à peine de d’en esquisser les premiers pas. C’est le début d’une démarche infinie, sans cesse renouvelée, qui consiste à commencer à tirer un fil (par exemple ici la dominance chez le chien), puis le suivre en l’interrogeant, tirer encore, pour, enchevêtrement par enchevêtrement, détricoter toute la culture dans laquelle nous sommes pris. Qu’est-ce que la dominance ? Pourquoi y a-t-il des résistances quand on la remet en cause ? Que vient faire le genre là-dedans ? Pourquoi craint-on qu’un chien soit “dominant” par rapport à nous, mais pas un chat ? Pourquoi le chien a-t-il une place différente du chat dans notre culture, ou de la vache, ou du pigeon ? Et ainsi de suite, dans le but d’être de plus en plus conscients de toutes les différentes trames culturelles, matérielles, de croyances, de valeurs, et ainsi de suite, qui traversent notre quotidien. C’est tout l’enjeu d’assumer la complexité : être de plus en plus conscients des différentes influences qu’ont nos actes et nos choix sur tout ce10 qui nous entoure, et réciproquement. Nous ne sommes qu’au tout début du chemin…
- Voir par exemple cet article sur le site “De main de maitre” ou celui-ci sur le site de Cynotopia. ↩︎
- Il existe des personnes qui se revendiquent de l’éducation positive tout en défendant l’idée que le foyer doit nécessairement être organisé de façon hiérarchique, et que certaines mesures doivent être mises en place pour que le chien comprenne bien où il se situe dans cette hiérarchie, comme manger après ses maitres ou ne pas avoir accès à certaines pièces de la maison. Il s’agit bien évidemment de la théorie de la dominance qui, sortie par la porte, revient par la fenêtre déguisée sous une apparence plus acceptable… ↩︎
- Parfois appelée “tradi-bonbon” ↩︎
- Invité par Hannah Branigan, aussi dans son podcast, mais aussi dans son article de 2021 (voir références principales) ↩︎
- Invité par Michael Shikashio dans son podcast ↩︎
- Despret, Vinciane. ‘Quand Les Mâles Dominaient…: Controverses Autour de La Hiérarchie Chez Les Primates’. Ethnologie Française Vol. 39, no. 1 (5 January 2009): 45–55. https://doi.org/10.3917/ethn.091.0045. ↩︎
- A savoir déterminer a priori des comportements comme submissifs et d’autres dominants, compter la proportion de ces comportements dans chaque dyade pour déterminer dans chaque dyade qui est dominant, puis extrapoler ces conclusions au niveau du groupe. Autrement dit : si entre A et B, A montre plus souvent les dents que B, alors A est dominant par rapport à B. Et ainsi de suite pour tout le groupe. ↩︎
- D’autant plus qu’il faudrait également mettre cela en perspective avec le fait que, d’une part, un homme comme Frans De Waal remett également en cause la dominance, pendant qu’une femme comme Barbara Smuts défend sa pertinence chez les chiens alors qu’elle la remet en cause chez les primates. Bref il y a encore matière à vraiment compliquer les choses ! ↩︎
- Voir à ce sujet le compte de Zak George ↩︎
- Et celles, et ceux : les humains, les animaux, mais aussi tout le reste, matériel ou non : les pierres, les idées, les arbres, les valeurs, les émotions, la culture, etc. Nos choix et nos actes agissent sur beaucoup d’aspects du réel, qu’on le veuille ou non. ↩︎