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Les savoirs situés à travers un exemple : la Dominance

Afin de mieux comprendre comment fonctionne une approche de type “savoir situés” (voir le premier post du blog), je vous propose d’analyser ensemble un exemple… En quelques mots, il s’agit d’une approche épistémologique (étude critique des conditions de validité et de construction des savoirs) qui met l’accent sur les aspects contextuels, humains, sociaux, pour ajouter une couche de profondeur aux articles, livres, ou concepts qu’on va aborder. Et en l’occurrence, on va directement aborder un sujet chaud au sein du monde canin : la dominance !

La dominance : sujet de discorde par excellence dans le monde canin

Au sein du monde canin en positif, l’opposition à la théorie de la dominance fait partie de nos mythes fondateurs : elle n’existe pas, ni entre les chiens, ni en interspécifique. C’est prouvé scientifiquement ! David Mech, les loups en captivité, le chien qui n’est de toute façon pas un loup, et l’humain qui n’est pas un chien : les composantes sont connues1, et elles permettent de fonder de manière indiscutable le positionnement éthique défendu par tous ceux et celles qui se revendiquent de l’éducation positive, à savoir qu’il n’y a aucun besoin ni d’utiliser la violence, ni d’apprendre au chien où est sa “place” dans la famille2.

Cette justification scientifique de notre position éthique est importante pour les personnes concernées, car elle permet de balayer l’argument des praticiens de l’éducation traditionnelle ou mixte3 soutenant que toutes les méthodes se valent, qu’il s’agit juste d’une question de choix personnel. Si les sciences démontrent que la dominance n’existe pas chez les chiens (en intra- comme en interspécifique), il n’est plus possible d’utiliser une approche basée sur ce concept sans devoir remettre carrément s’opposer aux sciences. Et nier les sciences ne se fait pas sans y perdre de la crédibilité… Tout est donc bien cadenassé : la dominance n’existe pas, c’est scientifique, et donc seule la position éthique de l’éducation positive est valide. Tout va pour le mieux dans le meilleur des monde.

Mais débarquent deux éléments perturbateurs, deux scientifiques renommés, qui, chacun de leur côté, jettent le même pavé dans la mare : scientifiquement, la dominance existe, tant en intraspécifique (entre chiens) qu’en interspécifique (entre humains et chiens).

Notre mythe fondateur vacille et menace de s’effondrer. Si les sciences reconnaissent l’existence de la dominance chez les chiens, le positionnement éthique de l’éducation positive perd ses fondations, et n’est plus qu’une question de choix, arbitraire, qui en vaut bien un autre.

Clive Wynne4 est assez peu connu du grand public, en particulier francophone : il s’agit d’un éthologue australobritannique, spécialisé dans l’étude des canidés, largement reconnu dans ce domaine par le milieu académique. Son pavé dans la mare académique est un article de 2021 intitulé “The Indispensable Dog”, qui développe la théorie de la “super-dominance” (voir plus loin).

Marc Bekoff5, de son côté, est bien plus célèbre hors du milieu académique. Biologiste et éthologue spécialiste des canidés, il a écrit de nombreux ouvrages accessibles au grand public, dont nombreux sont traduits en Français, et écrit régulièrement des articles intéressants et pleins d’humour dans Psychology Today. Il est notamment l’un des plus grands spécialistes du jeu, notamment chez les canidés : c’est à lui qu’on doit notamment l’étude scientifique des fonctions des “appels au jeu”. Cet intérêt particulier pour le plaisir du jeu transparait dans ses écrits : il faut parfois lire entre les lignes, et ne pas tout prendre au premier degré, car il parsème ses écrits d’ironie et autres traits d’esprit. C’est un auteur intéressant et amusant à lire, mais sa pensée peut être parfois complexe à cerner précisément, dû à ces traits d’esprit qui teintent parfois son propos.

Un détour par la primatologie…

Pour comprendre le concept de “dominance” comme l’utilisent Clive Wynne ou Marc Bekoff (et encore, avec chacun une définition différente), il va falloir faire un détour par la primatologie….

Depuis les travaux initiaux du zoologiste norvégien Thorleif Schjelderup-Ebbe (en 1936), qui avait constaté qu’il existait un ordre de picorage entre les poules au sein d’un poulailler, et qui impliquait un ordre hiérarchique stable, le concept de dominance était devenu le concept-maitre, en éthologie, pour analyser et décrire l’ordre social au sein d’un groupe d’animaux, basé sur la priorité d’accès aux ressources. Les scientifiques ont pu ainsi décrire les hiérarchies sociales de nombreuses espèces… au sein desquelles les primates avaient un statut particulier.

En effet, au fur et à mesure que se développaient l’éthologie et l’anthropologie, un grand projet culturel prenait corps au sein du monde académique (pour rappel, essentiellement des hommes blancs mâles hétéros occidentaux issus de milieux favorisés) : essayer d’en apprendre plus sur l’Homme (le masculin n’est pas un hasard) en étudiant d’un côté les sociétés “traditionnelles”, appelées à l’époque “primitives”, et d’autre part les animaux, au premier lieu desquels ceux qui nous sont les plus proches, à savoir les primates. Tout se passe donc dans le meilleur des mondes : les sociétés animales sont naturellement structurées de manière hiérarchiques, les mâles les plus forts tout en haut, les femelles et les enfants en bas, ce qui, heureux hasard, correspond à la culture de l’époque dans la société dans laquelle vivent nos scientifiques.

Mais débarquent alors des éléments perturbateurs… ou plutôt perturbatrices. Après la Seconde guerre mondiale, pour des raisons culturelles que je ne maitrise pas mais qu’il serait intéressant d’investiguer, le champ de la primatologie voit arriver de nombreuses étudiantes féminines. Les plus célèbres sont celles qu’on aura surnommées ensemble, avec une pointe de condescendance patriarcale, les “Leaky’s Angels” : Jane Goodall, Dian Fossey, et Birutė Galdikas, mais celles qui nous intéressent ont, étrangement, eu un écho public plus discret : Thelma Rowell, Shirley Strum, et Barbara Smuts.

Or voilà qu’au début des années 1960, Thelma Rowell revient de ses observations d’une bande de babouins en Ouganda avec des conclusions incompréhensibles, voire inacceptables par ses collègues : aucune trace dans la bande d’Ishasha d’une hiérarchie verticale basée sur des relations de dominance entre mâles. Evidemment, un seul cas ne saurait suffire à remettre en cause entièrement une théorie, mais c’est quand même embêtant. Pour sortir de l’impasse et sauver la face de tout le monde, le consensus entre pairs sera donc qu’il s’agit d’une exception notable, probablement expliquée par des conditions environnementales particulières.

Mais d’autres retours d’observation commencent à arriver, dont les travaux de Shirley Strum, qui a longuement observé les relations sociales au sein de la bande de Pumphouse, au Kenya. De nouveau, la théorie de la dominance montre ses limites : les mâles les plus agressifs, qui l’emportent physiquement lorsqu’il y a une bagarre, n’obtiennent pas un meilleur accès aux ressources, n’obtiennent pas les faveurs des femelles… et au contraire, les “patriarches” ne se battent pas, ils montrent même des comportements “de soumission” pour éviter les conflits. Shirley Strum raconte même une anecdote amusante : alors, qu’un mâle adolescent provoquait un autre mâle plus ancien au sein de la bande, le mâle plus ancien a mis fin au conflit par un geste inexplicable par la théorie de la dominance, lui qui était physiquement plus fort : il a pris un bébé dans ses bras et a commencé à s’en occuper. Ce qui a immédiatement mis fin au conflit. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce qui importe au sein de cette bande de babouins, c’est le soin accordé aux petits, assuré en majorité par les femelles qui veillent à la stabilité sociale. Lorsqu’un babouin, mâle ou femelle, s’occupe d’un bébé, il serait inadmissible de l’attaquer, et tout le groupe s’en mêlerait pour le protéger ainsi que le bébé. Comme le dit Vinciane Despret6 :

Les atouts des mâles plus anciens sont la connaissance du réseau, des stratégies et la maîtrise des tactiques indispensables.

Et elle ajoute très justement :

Comment pourrait-on encore parler de hiérarchie, dans un univers aussi compliqué ?

Les parallèles avec le monde canin commencent à apparaitre : il faut faire la différence entre la dominance en tant que concept scientifique, et le terrain. Comme le dit Thelma Rowell dans son article de 1974 , si on utilise le prisme de la dominance pour caractériser les relations au sein d’un groupe social, on la trouvera, et elle sera même tout à fait pertinente dans deux types de conditions: lorsqu’il s’agit d’animaux captifs (comme dans le cas des loups de David Mech), ou lorsqu’il s’agit d’animaux sauvages nourris par l’homme (on y reviendra).

On ne peut donc pas dire que “la dominance n’existe pas” : d’une part, en tant que concept, elle existe, et il sera toujours possible de la plaquer sur la réalité, au prix évidemment d’élaguer, d’appauvrir cette réalité pour la faire rentrer dans le cadre ; d’autre part, il y a effectivement des cas où les relations sociales au sein d’un groupe peuvent être décrites de manière pertinente à l’aide de ce concept (animaux captifs ou animaux sauvages nourris par l’homme).

…avant de revenir aux chiens

Et justement, revenons donc à Marc Bekoff et à Clive Wynne.

Tous les deux soutiennent qu’il est absurde, scientifiquement, de dire que la dominance n’existe pas, a fortiori chez les chiens. Bien sûr, nous tombons de haut si nous avons toujours entendu et répété que “scientifiquement la dominance n’existe pas chez les chiens”. Mais si nous prenons le temps de comprendre la complexité sociale et historique de ce concept au sein des sciences, comme je viens de pourtant seulement l’esquisser, bref, si on prend la peine de “compliquer” les choses au lieu de vouloir les simplifier, on voit que “scientifiquement”, les choses sont bien plus fines qu’il n’y parait.

Evidemment, Marc Bekoff et Clive Wynne ne peuvent pas faire l’impasse sur 60 ans de remise en cause de la dominance en éthologie : ils se doivent de prendre en compte ces critiques, et d’adapter leur perspective. Quitte à tellement adapter leur définition de la dominance qu’elle perd, au fond tout son intérêt. En effet, je l’ai déjà mentionné, Clive Wynne pour sa part définit la dominance classiquement comme étant l’accès aux ressources, et en conclut que nous sommes “super-dominants” par rapport aux chiens domestiques. Ce qui est évidemment vrai, sur base de cette définition : nous contrôlons toutes les ressources dont ils ont besoin ! Il dit même, avec raison, que le chien domestique doit être la seule espèce pour qui uriner et déféquer dépend du bon vouloir d’une autre espèce, qui décide où et quand il peut le faire… Cependant, une fois qu’il a été dit que toutes les ressources dont le chien a besoin sont contrôlées par ses humains, quelles en sont les implications pour notre relation ? Les conséquences, on le verra, sont glissantes…

Marc Bekoff, lui, suit une autre voie pour sauver le concept de dominance : il change la définition. Au lieu de parler de contrôle des ressources, Bekoff définit la dominance comme “la capacité de contrôler le comportement d’un autre individu”. Or, et c’est tout le problème : toute interaction, par définition, consiste à, par son propre comportement (qu’il s’agisse de montrer les dents, de faire un appel au jeu, ou de prononcer des mots), avoir une influence, un certain contrôle, sur le comportement du partenaire d’interaction. On voit tout de suite la limite : un chien qui exprime un “signal d’apaisement”, donc éthologiquement, un comportement de soumission, vise à éviter une escalade de l’agression. Autrement dit, il contrôle le comportement du chien d’en face, car, par son “signal d’apaisement”, il va modifier la façon dont l’autre va se comporter ensuite. Un comportement défini, dans le cadre de la théorie de la dominance, comme un comportement de soumission… devient alors un comportement dominant ! Il n’est pas totalement exclu que Marc Bekoff ait lui-même perçu l’ironie de ce retournement, mais je n’ai pas encore trouvé de source où il développe ce point… Laissons-lui le bénéfice du doute, mais dans tous les cas, cette définition ne tient pas debout si on la prend au premier degré !

Au final, un dernier point reste à soulever : Marc Bekoff comme Clive Wynne indiquent qu’il a été démontré “par des études scientifiques” que la dominance intra-spécifique existe bel et bien chez les chiens des rues. Les études en question sont très peu nombreuses, et au final renvoient toujours à une même étude : celle de Bonnani et Cafazzo de 2014. Or les soucis développés plus haut s’appliquent également à cette étude : d’une part, il s’agit d’une population de chiens des rues nourris par des volontaires le long d’une route (tiens tiens, on retombe sur une des conditions soulevées par Thelma Rowell dès 1974), et d’autre part il s’agit d’une étude qui applique la méthode traditionnelle de détermination de la dominance, qui a pour défaut de conclure automatiquement que la dominance existe7. Grosso modo, c’est une méthode qui “amincit” le réel, parce qu’elle sélectionne uniquement ce qui l’intéresse pour le faire rentrer dans un cadre, et a déjà son explication avant même d’avoir commencé : le réel peut dire ce qu’il veut, il est déjà catalogué avant de s’être exprimé, comme dans le freudisme originel où tout est déjà décidé d’avance comme étant lié à un Oedipe mal résolu, peu importe ce que dira le patient. Et finalement, l’étude en question est faite sur base d’une définition qui n’est pas la même que celle de Bekoff ou celle de Wynne : donc en aucun cas, même si elle n’avait pas de problème méthodologique, cette étude ne démontrerait pas la véracité de ces définitions spécifiques.

Il serait encore intéressant d’aborder toute cette question sous l’angle du genre, mais ce serait bien trop long : je vous invite à lire l’article, extrêmement bien écrit et compréhensible, de Vinciane Despret8.

Il serait impossible de terminer une analyse dans une approche “savoirs situés” sans aborder également les conséquences sociales, culturelles, du sujet de la dominance.

Au final, cet article peut donner l’impression de tirer à boulets rouges sur Marc Bekoff et sur Clive Wynne. Il n’en est rien, en réalité. Certes, c’est un peu étrange qu’ils dépensent autant d’énergie à vouloir réhabiliter le concept de dominance, mais en même temps, tous les deux sont extrêmement clairs sur le fait que cela n’implique en rien, aucunement, vraiment pas du tout, en aucun cas, qu’il soit pertinent d’utiliser la violence avec un chien, ou de contrôler leur accès aux ressources pour leur apprendre où est leur place. Les deux éthologues sont absolument clairs sur la questions : ils défendent une éducation sans violence, et ne justifient en aucun cas une quelconque coercition à l’égard de nos compagnons canins.

Mais alors, où est le problème ?

Le problème se situe dans ce qui peut être fait à partir d’une lecture qui élaguerait les nuances, une lecture qui retiendrait uniquement “bien sûr que si, la dominance existe chez le chien, c’est prouvé scientifiquement, d’ailleurs Marc Bekoff et Clive Wynne le disent, or ce sont des scientifiques reconnus !”. Parce que d’une part, des tenants de l’éducation positive pourraient douter, se sentir désavoués, désarçonnés, par cette remise en cause “scientifique” des fondements de leur éthique. Mais comme on l’a vu, ces doutes-là peuvent être levés si on dépasse une vision monolithique de la science…

Et d’autre part, une telle lecture renforce une vision du monde basée sur la loi du plus fort : si la dominance est vraiment la loi de la nature, alors il est légitime d’utiliser la violence, physique ou psychologique, dans ses relations, tant avec les animaux qu’avec les humains. Celui qui est capable de s’imposer a donc raison de le faire, puisque c’est comme ça que fonctionne la nature… or comme on l’a vu avec Clive Wynne : les chiens dépendent de facto de nous pour tous leurs besoins, et nous disposons d’outils (laisses, colliers de toutes sortes, muselières, etc) qui nous permettent de très facilement nous imposer à eux. C’est donc très facile d’être “le plus fort”, d’être le dominant avec des êtres qui sont à ce point à notre merci. C’est d’ailleurs tout le fond de la controverse autour d’Augusto Deoliveira, “The Dog Daddy”9 : ce qu’il fait “fonctionne”, si on regarde uniquement la diminution des comportements agressifs de la part du chien. Evidemment, que cela fonctionne… puisque “fonctionner” ou non dépend des critères qu’on choisit pour juger que ça fonctionne ! Dans un monde où nous disposons d’infrastructures et d’outils qui nous permettent de nous imposer physiquement à un chien au point de le briser si cela nous chante, il est indiscutable que nous ayons les moyens de les “dominer”. Mais ce critère (la diminution des comportements “agressifs”) est-il vraiment celui qu’on vise, et est-il le seul ? Si ce que l’on vise est une relation harmonieuse entre humains et chiens du foyer, ou si ce qu’on vise est le bien-être du chien, cela ne suffit plus. De même, en termes de valeurs, si on accorde de l’importance à une certaine éthique vis-à-vis de l’animal, ou qu’on accorde de la valeur aux sciences, cette méthode ne “fonctionne plus” pour remplir ces critères-là. Et finalement, cela dépendra aussi de la temporalité sur laquelle on mesure notre critère : fonctionner à court terme ne signifie pas forcément fonctionner sur le long terme…

Mais le plus important, en termes de savoirs situés, se situe ailleurs : dans l’exploration des trames non-dites, implicites ou inconscientes. Comme c’est le cas pour d’autres privilèges, voir le monde sous l’angle de la dominance est valorisant pour ceux qui sont tout en haut de l’échelle, et qui en tirent les bénéfices. Quand on a en-dessous de soi des êtres à qui on parvient à s’imposer, il est plus tentant de légitimer cette vision que lorsqu’on est tout en-dessous… Il n’est dès lors pas très étonnant que dans une société encore autant en prise à des discrimination basées sur le genre, on retrouve plus souvent du côté des défenseurs de la dominance ceux qui, par leur appartenance de genre, en tirent le plus de bénéfices…

En conclusion, lorsqu’on reconnait que le réel est complexe, lorsqu’on adopte une vision qui voit ces couches de nuances comme un enrichissement, bref, quand on assume une position qui cherche, justement, à toujours “épaissir”, toujours “compliquer” le réel, plutôt que de vouloir le simplifier, on en ressort grandis, et beaucoup plus solidement ancrés, car les apparentes contradictions ne remettent plus tout en cause : elles apportent de la finesse.

Et en ce qui concerne la dominance en elle-même, la question n’est pas tellement de savoir si elle “existe” véritablement au niveau scientifique, ou s’il est possible de l’appliquer à la relation humain-chien ou chien-chien (spoiler: bien sûr, il y a moyen), mais de se demander ce qu’elle permet de faire, et ce que cela implique de regarder ces relations à travers ce filtre-là plutôt qu’à travers un autre. Et en l’occurrence, pour reprendre l’idée de Vinciane Despret, ce serait dommage d’employer un paradigme tellement simpliste et délétère qu’il impose d’élaguer le réel pour le faire rentrer dans le cadre, alors qu’il existe tant d’approches plus fines et plus complexes, qui enrichissent le réel, et, par conséquence, nos relations.

Evidemment l’approche des savoirs situés ne s’arrête pas là : nous venons à peine de d’en esquisser les premiers pas. C’est le début d’une démarche infinie, sans cesse renouvelée, qui consiste à commencer à tirer un fil (par exemple ici la dominance chez le chien), puis le suivre en l’interrogeant, tirer encore, pour, enchevêtrement par enchevêtrement, détricoter toute la culture dans laquelle nous sommes pris. Qu’est-ce que la dominance ? Pourquoi y a-t-il des résistances quand on la remet en cause ? Que vient faire le genre là-dedans ? Pourquoi craint-on qu’un chien soit “dominant” par rapport à nous, mais pas un chat ? Pourquoi le chien a-t-il une place différente du chat dans notre culture, ou de la vache, ou du pigeon ? Et ainsi de suite, dans le but d’être de plus en plus conscients de toutes les différentes trames culturelles, matérielles, de croyances, de valeurs, et ainsi de suite, qui traversent notre quotidien. C’est tout l’enjeu d’assumer la complexité : être de plus en plus conscients des différentes influences qu’ont nos actes et nos choix sur tout ce10 qui nous entoure, et réciproquement. Nous ne sommes qu’au tout début du chemin…

  1. Voir par exemple cet article sur le site “De main de maitre” ou celui-ci sur le site de Cynotopia. ↩︎
  2. Il existe des personnes qui se revendiquent de l’éducation positive tout en défendant l’idée que le foyer doit nécessairement être organisé de façon hiérarchique, et que certaines mesures doivent être mises en place pour que le chien comprenne bien où il se situe dans cette hiérarchie, comme manger après ses maitres ou ne pas avoir accès à certaines pièces de la maison. Il s’agit bien évidemment de la théorie de la dominance qui, sortie par la porte, revient par la fenêtre déguisée sous une apparence plus acceptable… ↩︎
  3. Parfois appelée “tradi-bonbon” ↩︎
  4. Invité par Hannah Branigan, aussi dans son podcast, mais aussi dans son article de 2021 (voir références principales) ↩︎
  5. Invité par Michael Shikashio dans son podcast ↩︎
  6. Despret, Vinciane. ‘Quand Les Mâles Dominaient…: Controverses Autour de La Hiérarchie Chez Les Primates’. Ethnologie Française Vol. 39, no. 1 (5 January 2009): 45–55. https://doi.org/10.3917/ethn.091.0045. ↩︎
  7. A savoir déterminer a priori des comportements comme submissifs et d’autres dominants, compter la proportion de ces comportements dans chaque dyade pour déterminer dans chaque dyade qui est dominant, puis extrapoler ces conclusions au niveau du groupe. Autrement dit : si entre A et B, A montre plus souvent les dents que B, alors A est dominant par rapport à B. Et ainsi de suite pour tout le groupe. ↩︎
  8. D’autant plus qu’il faudrait également mettre cela en perspective avec le fait que, d’une part, un homme comme Frans De Waal remett également en cause la dominance, pendant qu’une femme comme Barbara Smuts défend sa pertinence chez les chiens alors qu’elle la remet en cause chez les primates. Bref il y a encore matière à vraiment compliquer les choses ! ↩︎
  9. Voir à ce sujet le compte de Zak George ↩︎
  10. Et celles, et ceux : les humains, les animaux, mais aussi tout le reste, matériel ou non : les pierres, les idées, les arbres, les valeurs, les émotions, la culture, etc. Nos choix et nos actes agissent sur beaucoup d’aspects du réel, qu’on le veuille ou non. ↩︎

Bekoff, M. (2020) Canine confidential: why dogs do what they do. Paperback edition. Chicago: The University of Chicago Press.

Bonanni, R. and Cafazzo (2014) ‘The Social Organisation of a Population of Free-Ranging Dogs in a Suburban Area of Rome: A Reassessment of the Effects of Domestication on Dogs’ Behaviour’, in J. Kaminski and S. Marshall-Pescini (eds) The social dog: behaviour and cognition. Amsterdam: Elsevier/Academic Press, Academic Press is an imprint of Elsevier.

Despret, V. (2009) ‘Quand les mâles dominaient…: Controverses autour de la hiérarchie chez les primates’, Ethnologie française, Vol. 39(1), pp. 45–55. Available at: https://doi.org/10.3917/ethn.091.0045.

Despret, V. (2020) Quand le loup habitera avec l’agneau. Nouvelle éd. augmentée. Paris: les Empêcheurs de penser en rond-la Découverte (Les Empêcheurs de penser en rond).

Flack, J. and de Waal, F.B.M. (2004) ‘Dominance Style, Social Power, and Conflict Management in Macaque Societies: A Conceptual Framework’, Cambridge Studies in Biological and Evolutionary Anthropology, 41.

Haraway, D.J. (2008) When species meet. Minneapolis: University of Minnesota Press (Posthumanities, 3).

Haraway, D.J., Hansen, J. and Despret, V. (2019) Manifeste des espèces compagnes: chiens, humains et autres partenaires. Paris: Climats.

Miklósi, Á. and Topál, J. (2013) ‘What does it take to become “best friends”? Evolutionary changes in canine social competence’, Trends in Cognitive Sciences, 17(6), pp. 287–294. Available at: https://doi.org/10.1016/j.tics.2013.04.005.

Puig de La Bellacasa, M. (2014) Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway: science et épistémologies féministes. Paris: l’Harmattan (Ouverture philosophique).

Strum, S.C. (1995) Voyage chez les babouins. Translated by F. Simon-Duneau. Paris: Ed. du Seuil.

Rowell, T.E. (1974) ‘The concept of social dominance’, Behavioral Biology, 11(2), pp. 131–154. Available at: https://doi.org/10.1016/S0091-6773(74)90289-2.

Wynne, C.D.L. (2021) ‘Dogs’ (Canis lupus familiaris) behavioral adaptations to a human-dominated niche: A review and novel hypothesis’, in Advances in the Study of Behavior. Elsevier, pp. 97–162. Available at: https://doi.org/10.1016/bs.asb.2021.03.004.

Trois livres indispensables sur le sujet :

Despret, V. (2020) Quand le loup habitera avec l’agneau. Nouvelle éd. augmentée. Paris: les Empêcheurs de penser en rond-la Découverte (Les Empêcheurs de penser en rond).

Haraway, D.J., Hansen, J. and Despret, V. (2019) Manifeste des espèces compagnes: chiens, humains et autres partenaires. Paris: Climats.

Strum, S.C. (1995) Voyage chez les babouins. Translated by F. Simon-Duneau. Paris: Ed. du Seuil.

Le super article de Vinciane Despret sur le concept de dominance et le genre en primatologie

Quand les mâles dominaient… Controverses autour de la hiérarchie chez les primates

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