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Panksepp et les émotions

En éducation canine positive, nous parlons souvent de l’état émotionnel de nos chiens, mais c’est encore un sujet controversé dans le monde canin en général : faut-il prendre uniquement en compte les comportements observables, ou faut-il au contraire travailler sur les états émotionnels ? Mais au final, de quoi parle-t-on ?

Picture of Jaak Panksepp happily interacting with a rat

Historiquement, les émotions ont été considérées comme l’apanage de l’humain (les animaux avaient uniquement des “instincts”), et sont encore définies dans beaucoup de modèles en Psychologie sur base de caractéristiques humaines, comme les expressions faciales ou le ressenti conscient. Parallèlement à cela, et de manière totalement paradoxale, de nombreuses théories relatives au fonctionnement de l’humain ont été développées à partir de travaux mettant des animaux dans certains états émotionnels comme la peur (conditonnement classique, pavlovien) ou la détresse (Harlow et ses expériences horribles sur la dépression et l’attachement maternel). Heureusement, il existe aujourd’hui un modèle des émotions qui assume totalement la capacité des animaux, même les plus simples comme la limace de mer, à éprouver des émotions (évidemment, avec des niveaux divers de complexité) : le modèle de Jaak Panksepp.

Evidemment, cela n’a pas été sans heurts. En 2010, Panksepp nous raconte comment, 13 ans plus tôt, son article démontrant l’existence d’un équivalent du rire chez le rat a été refusé par la revue Nature. Que des animaux puissent émettre des cris de détresse (ou pleurs) lorsqu’ils sont séparés de leur mère, certes, c’était encore acceptable. Mais rire ? Là non ! Et pour en rajouter une couche, la démonstration se base sur le fait de chatouiller des rats ? Ca ne peut pas être sérieux, allons !

Et pourtant, moins d’une dizaine d’années plus tard, les découvertes de Panksepp sur les émotions sont largement acceptés par la communauté scientifique : oui, les rats peuvent rire (et les chiens aussi), mais surtout, oui, les corps animaux sont parcourus par les mêmes processus émotionnels1 que les humains !

Ce qui fait justement toute l’élégance et la polyvalence du modèle de Panksepp est qu’il définit les émotions non pas comme des ressentis, mais comme des circuits neurobiologiques amenant à différents comportements adaptatifs. Cette notion de circuit est fondamentale : il n’y a pas un centre isolé responsable de chaque émotion (comme, par exemple, lorsqu’on entend souvent que l’amygdale est LE siège de la peur) : ce sont toujours des cascades d’hormones et de neurotransmetteurs passant par divers “organes”, qui ont chacun leur rôle dans l’ensemble. Un peu comme une machine à laver, pour prendre une image : on ne peut pas dire que le tambour est LE siège du lavage, mais c’est le passage de l’eau et de l’électricité à travers tout un enchainement successif de pièces qui va faire le lavage (moteur, tambour, filtres, carte électronique,  etc.). Chaque système émotionnel est une forme de tuyauterie spécifique, à l’image du système sanguin ou du système digestif.

Panksepp identifie ainsi 7 systèmes (mais sans exclure qu’il pourrait y en avoir d’autres), dont, comme nous le verront, 2 ont un statut particulier. Ces systèmes sont identifiés par des mots en majuscules, non pas pour le plaisir de jargonner, mais pour bien les distinguer des émotions au sens de ressentis, et insister sur le fait qu’il s’agit de tuyauteries neurophysiologiques dont le « nom » n’est qu’une étiquette utilisée par convenance. Ces systèmes émotionnels (SEEKING, FEAR, RAGE, PANIC, CARE, LUST, et PLAY) sont reliés entre eux, et interagissent les uns avec les autres. C’est là aussi un des apports fondamental du modèle de Panksepp : les émotions ne sont pas des états isolés, ressentis un à la fois. Au contraire, plusieurs systèmes peuvent être activés en même temps, et certains peuvent en inhiber d’autres ou au contraire les activer… Passons en revue chacun de ces systèmes.

SEEKING (exploration)

Le SEEKING system, c’est, pour simplifier, le système de la dopamine, de l’envie et du plaisir2. Lorsqu’on voit une alléchante patisserie dans une vitrine, que ça nous donne envie, qu’on entre pour l’acheter, et qu’on prend ensuite plaisir à la manger. Ca, c’est le SEEKING system. C’est aussi ce système qui est responsable de la mise en place de comportements stratégiques pour réfléchir comment obtenir telle ressource qui nous fait envie : c’est donc aussi le système responsable de la prédation. C’est aussi ce système qui, lorsqu’il est activé de manière maladaptative, est responsable des addictions et des obsessions. Retenons que le cortex préfrontal est un élément essentiel de ce système (siège de la réflexion stratégique, de la capacité à rester maitre de soi pour coordonner ses actions pour atteindre un objectif sans se laisser distraire et en dominant ses autres émotions), tout comme l’est aussi le nucleus accumbens (une petite partie du cerveau qui évalue si un stimulus perçu est positif ou négatif, et si la conséquence obtenue après une action est plus ou moins intéressante qu’attendu, comme lorsqu’on gagne un jackpot à un jeu de hasard, ou lorsque notre boisson reste coincée dans le distributeur après qu’on ait appuyé sur le bouton). Chez nos chiens, c’est aussi ce système qui est activé lorsqu’ils reniflent ou font des activités d’enrichissement : cela leur apporte du plaisir, et les calme, au sens où ce système inhibe les autres émotions fortes ainsi que le système du stress3.

RAGE (colère / frustration)

Nous avons vu que le SEEKING system est particulièrement activé lorsqu’on est intéressés par quelque chose de positif qu’on veut obtenir ; le système du plaisir s’enclenche lorsque la récompense est aussi bonne qu’attendue voire meilleure encore. Le RAGE system, c’est l’inverse : c’est le système qui s’active principalement lorsqu’on est contrariés. Il peut être activé légèrement et gardé sous contrôle (oh zut, ma fléchette n’a pas atteint le centre de la cible, c’était un peu à côté. Bon, je viserai mieux la prochaine fois), ou nous faire péter un cable (version chien : « QUOI ? Le Pékinois du voisin que je déteste ! C’est pas possible, j’étais tranquille et il faut toujours qu’il débarque celui-là ! WAWAWAH GRRRR GNAP GNAP WAWAWAWAWA !!!”). C’est le système qui pousse à agir de manière très assertive voire agressive, de façon quasi automatique et incontrôlée. C’est le “la moutarde me monte au nez”. Mais c’est aussi un système qui, lorsqu’il s’active, se décharge indistinctement sur la première cible qui passe à portée : lorsqu’on est énervés et qu’on claque la porte, ou lorsqu’un chien nous mord par redirection. Pour compliquer4 un peu, les comportements liés au RAGE system peuvent aussi être des comportements renforcés par l’expérience (par exemple, pour protéger un objet face au risque de le perdre, ce qui est vécu comme une agression, comme une frustration).

FEAR (peur)

Ce qui est intéressant à savoir, c’est que les tuyauteries du FEAR system et du RAGE system passent très très près l’une de l’autre dans le cerveau : il y a donc une contagion très forte entre les deux circuits, un peu comme lorsque la sonnerie d’un téléphone perturbe notre enceinte audio, ou lorsque l’eau qui passe dans le tuyau d’eau chaude réchauffe le tuyau d’eau froide qui passe juste à côté. Le FEAR system, c’est le système de la peur, celui qui s’active lorsqu’on rencontre un stimulus encodé profondément comme dangereux (par exemple, lorsque nous entendons un cri effrayant ou lorsque nous plongeons notre main dans la cage d’un lapin par au-dessus pour l’attraper, car pour lui cela ressemble à un oiseau de proie qui lui plonge dessus) ou que nous avons associé par expérience à un danger (réel ou imaginé) (un des rôles de l’amygdale). Le type d’actions qu’il provoque sont des réactions de fuite ou d’immobilisation, pas des actions d’attaque. Justement, les réactions d’agression provoquées par une peur, c’est le RAGE system qui s’est activé suite à l’activation du FEAR system, par contagion (je simplifie très fort). Cette interaction entre les systèmes est souvent mal comprise, et peut amener à des conclusions erronées. Si on pense que les émotions sont forcément vécues séparément, une seule à la fois, cela nous mène à des raisonnements du type : je vois un comportement agressif, donc c’est de la colère, et si c’est de la colère, alors ce n’est pas de la peur, donc mon chien n’a pas peur. Or physiologiquement, et c’est ce que montre Panksepp, plusieurs systèmes émotionnels peuvent être actifs en même temps, à des degrés divers, et interagir entre eux : peur et colère ne sont pas incompatibles.

LUST (désir sexuel)

Là je vous passe les détails, ce système est vraiment aussi évident que ce qu’il y parait, et se passe très bien d’explications complémentaires. Notons seulement qu’il existe un type d’agressivité qui est lié non pas à la prédation (SEEKING), à la peur (FEAR), ou à la frustration/colère (RAGE), mais à la lutte entre mâles dans le cadre de la reproduction.

CARE (soin / affection)

C’est le système de l’ocytocine, un mécanisme qui va pousser la mère à non pas s’en aller après avoir mis bas pour s’en retourner à sa vie d’avant, mais à prendre soin de ses petits. On pourrait se dire que “la nature est bien faite”, mais c’est assez logique, en termes d’évolution : si la mère prend soin de ses petits, ils auront plus de chances de survire jusqu’à l’âge de la reproduction. Or, ils portent ses gènes, donc des gènes qui les amèneront eux-mêmes à prendre soin de leurs petits. C’est ce système qui, au final, va être “réutilisé” (phénomène de l’exaptation) à l’âge adulte (vu que le circuit est présent dans le corps) pour favoriser aussi l’attachement entre adultes (amitié, ou chez les humains relations affectives en général).

GRIEF / SADNESS (tristesse / deuil / détresse sociale)

C’est le pendant du CARE system : c’est le système qui met en détresse les petits lorsqu’ils sont séparés de la mère (Panksepp disait : le deuil, c’est l’amour pour un être absent), et qui leur fait exprimer des comportements de panique qui visent à être rassemblés avec la mère. Il faut savoir que c’est un système extrêmement puissant, qui réutilise physiologiquement les mécanismes de la douleur physique, qui ne s’atténue que par la production d’opiacées (antidouleurs internes, ou endorphines) lorsque le contact est rétabli. Un enfant ou un chien qui pleure et panique parce qu’il est séparé de ses figures d’attachement ressent une douleur physiologiquement équivalente à une douleur physique. C’est la raison pour laquelle les laisser pleurer en se disant qu’ils vont s’habituer, est détrimentaire à l’individu : cela revient à laisser un blessé souffrir en attendant que la douleur l’ait tellement épuisé qu’il s’endorme malgré elle. Panksepp l’avait d’abord appelé « PANIC system », mais a trouvé que l’impression rendue n’était pas tout à fait juste, et a changé de terme par la suite pour lui préférer le terme « GRIEF », à savoir la souffrance caractéristique du deuil.

PLAY (jeu social)

Le jeu social5 demande, comme le dit aussi Marc Bekoff, un état d’esprit très très particulier et très fragile. Il suffit d’un rien pour que le soufflé retombe ou qu’une autre émotion prenne le dessus (par exemple le RAGE system lorsqu’un coup de dents dérape et qu’un croc a déchiré la peau, faisant partir le jeu en vraie bagarre). Panksepp dit également qu’il n’y a qu’un seul autre état émotionnel qui offre des similarités au niveau de l’activation de l’ensemble des zones du cerveau en même temps : le rêve. Il dit qu’autant le rêve permet au cerveau de jouer à exercer ses états émotionnels, autant le jeu permet de jouer à exercer les comportements émotionnels (comme des morceaux de comportements de bagarre ou de prédation ou de communication). Cet état a des bénéfices innombrables pour l’ensemble du corps et du cerveau, mais il est très fragile : c’est pour cette raison que les chiens s’envoient autant de signaux quand ils jouent, pour s’assurer qu’on est toujours bien dans cet état-là et le maintenir le plus longtemps possible en équilibrant énergie et apaisement. C’est aussi cette fragilité qui fait que le jeu est un excellent baromètre de l’état émotionnel d’un chien : s’il est capable de jouer sainement à un moment donné, il y a peu de chance qu’il soit stressé ou dominé par un autre état émotionnel, même si cela peut très vite basculer.

Voilà en résumé le modèle de Panksepp. Ce qu’’il faut’on peut en retenir, c’est que les états émotionnels sont des systèmes physiologiques très différents l’un de l’autre (comme le réseau électrique et le réseau de canalisations d’eau dans une maison), qui influencent chacun plus ou moins fort les comportements, avec des intensités différentes, et qui s’influencent l’un l’autre (par exemple, pour reprendre la maison, c’est le réseau électrique qui va permettre à la chaudière de fonctionner, qui va elle-même adapter la chaleur de l’eau qu’elle fait circuler… mais s’il y a un problème et que l’eau déborde et noie le circuit électrique, ce dernier ne va plus fonctionner). Ces systèmes peuvent dans certains cas s’inhiber (le SEEKING system peut maintenir la peur (FEAR) ou la frustration (RAGE) sous contrôle… mais il peut aussi être lui-même noyé : en cas de peur intense ou de panique (GRIEF), plus rien n’est sous contrôle) ou se renforcer mutuellement (comme le FEAR et le RAGE system par exemple). Il est donc très important de comprendre que c’est très complexe, et qu’identifier l’état émotionnel dans lequel se trouve un individu, humain ou non-humain, demande un apprentissage constant afin d’affiner sans fin notre perception. Comprendre comment cet état évolue dans la situation, quels sont les différents systèmes qui sont parfois actifs en même temps, ou comment se fait la bascule, demande nécessairement d’accepter le caractère extrêmement complexe et changeant de ces systèmes. Et surtout, ce n’est pas parce que nous n’avons pas un accès direct aux émotions des autres que nous pouvons faire comme si elles n’existaient pas… de la même manière que nous devons prendre en compte l’existence et les effets des molécules et des atomes, même si nous n’y avons pas un accès direct avec nos sens6.

  1. Certain·e·s discutent sur le terme “émotion”, bien sûr : selon qu’on les définisse comme étant des ressentis forcément conscients ou non, mais au-delà du terme, personne ne nie encore l’existence des processus biologiques concernés, ni le fait qu’ils soient présents de manière analogue chez les animaux et chez les humains ↩︎
  2. La distinction entre le système de l’envie (expectation positive) et celui du plaisir a fait l’objet de recherches abondantes en neurobiologie. La confusion a été difficile à lever entre un individu qui recherche activement un stimulus parce que ce dernier lui procure du plaisir une fois qu’il l’obtient, ou qui le recherche par ce que ce qui a été activé est son système de recherche du plaisir, sans pour autant que l’obtention en procure réellement. Voir par exemple cet article (en Anglais) par Berridge et Kringelbach : New Pleasure Circuit Found in the Brain ↩︎
  3. Le stress, en tant qu’activation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, est un sujet trop complexe pour être abordé dans le cadre de cet article. Retenons juste que certains systèmes émotionnels activent le stress (stimulation), et d’autres le calment (inhibition). ↩︎
  4. Au sens d’Isabelle Stengers : assumer la complexité des choses en acceptant de rajouter des aspects supplémentaires, refuser activement l’illusion que les choses peuvent être intégralement englobées dans des explications simplistes ↩︎
  5. pas la poursuite de balle, qui relève du plutôt du SEEKING avec tous les risques d’addiction liés, mais bien spécifiquement le jeu social : “faire le fou” ou jouer à la bagarre avec un autre chien ou avec un humain ↩︎
  6. C’est l’approche également appliquée par Kathy Murphy, dans ses webinaires sur Behavior Vets. ↩︎

Berridge, K.C. and Kringelbach, M.L. (2013) ‘Neuroscience of affect: brain mechanisms of pleasure and displeasure’, Current Opinion in Neurobiology, 23(3), pp. 294–303. Available at: https://doi.org/10.1016/j.conb.2013.01.017.

Davis, K.L. and Montag, C. (2019) ‘Selected Principles of Pankseppian Affective Neuroscience’, Frontiers in Neuroscience, 12, p. 1025. Available at: https://doi.org/10.3389/fnins.2018.01025.

Panksepp, J. (1998) Affective neuroscience: the foundations of human and animal emotions. 1. issued as an Oxford University Press paperback. Oxford: Oxford University Press (Series in affective science).

Panksepp, J. (2010) ‘Affective neuroscience of the emotional BrainMind: evolutionary perspectives and implications for understanding depression’, Dialogues in Clinical Neuroscience, 12(4), pp. 533–545. Available at: https://doi.org/10.31887/DCNS.2010.12.4/jpanksepp.

Panksepp, J. (2011a) ‘The basic emotional circuits of mammalian brains: do animals have affective lives?’, Neuroscience and Biobehavioral Reviews, 35(9), pp. 1791–1804. Available at: https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2011.08.003.

Panksepp, J. (2011b) ‘Toward a cross-species neuroscientific understanding of the affective mind: do animals have emotional feelings?’, American Journal of Primatology, 73(6), pp. 545–561. Available at: https://doi.org/10.1002/ajp.20929.

Panksepp, J. and Burgdorf, J. (2010) ‘Laughing Rats? Playful Tickling Arouses High-Frequency Ultrasonic Chirping in Young Rodents’, American Journal of Play, 2(3), pp. 357–372.

Panksepp, J. and Zellner, M.R. (2004) ‘Towards A Neurobiologically Based Unified Theory of Aggression’.

Reynolds, S.M. and Berridge, K.C. (2008) ‘Emotional environments retune the valence of appetitive versus fearful functions in nucleus accumbens’, Nature Neuroscience, 11(4), pp. 423–425. Available at: https://doi.org/10.1038/nn2061.

Watt, D.F. (2017) ‘Reflections on the neuroscientific legacy of Jaak Panksepp (1943–2017)’, Neuropsychoanalysis, 19(2), pp. 183–198. Available at: https://doi.org/10.1080/15294145.2017.1376549.

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