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Sciences et Pratiques II – L’écologie des pratiques

Cet article a un projet ambitieux et qui me tient à coeur : essayer d’assainir le rapport entre les sciences et l’éducation positive canine.

Notre attrait pour les sciences canines est bien sûr légitime, et il est au fondement de notre pratique. La définition classique de l’éducation positive, celle qu’on retrouve sur la plupart des sites et dans la plupart des livres, se base d’ailleurs sur un contenu scientifique particulier : les fameux “quadrants” du conditionnement opérant. Ces quadrants sont d’ailleurs le lieu de batailles enflammées entre les pratiquants de l’éducation positive, qui se définissent par l’utilisation exclusive du renforcement positif (r+) et de la punition négative (p-), là où des éducateurs mixtes ou traditionnels diront : “s’il existe quatre quadrants, c’est stupide de n’utiliser que la moitié, alors que les 4 existent dans la nature !”.

Et pourtant, à côté de ça, l’éducation positive canine est bien plus que ces simples quadrants, et l’y résumer serait s’arrêter à la lettre A de l’alphabet : consentement, émotions, besoins de l’espèce, agentivité, enrichissement, attachement, apprentissage par association, apprentissage social… Tout ça dépasse largement ce modèle du conditionnement opérant : cette définition basée sur le r+/p- est au final très pauvre, craque de partout, et nous limite plus qu’autre chose… Bien sûr, il n’est pas question d’abandonner le conditionnement opérant, ou de commencer à utiliser des torcatus… Mais et si ce focus sur le r+/p- masquait ce qui importe réellement pour nous ? Allons encore un pas plus loin : et si cette définition nous maintenait dans une relation malsaine aux sciences, qui est délétère pour les deux, autant pour les sciences que pour nous ? C’est justement par respect pour les sciences et pour notre pratique que cette question m’importe, et que je vous propose de m’accompagner dans ce chemin de reconstruction.1

Et pour ce faire, je vous propose de réexaminer notre pratique sous la perspective de l’écologie des pratiques développée par Isabelle Stengers…

Quelques mots sur notre rapport aux sciences

Pour nous qui nous sentons appartenir au monde canin en positif, “la science” tient une place particulière. C’est bien normal, puisqu’historiquement, c’est en s’appuyant sur les sciences comportementales, puis sur l’éthologie, qu’a pu émerger, au sein du monde canin en général, un mouvement prônant l’éducation positive en opposition aux méthodes dites traditionnelles (ou coercitives). C’est en mettant en valeur le fait que les sciences comportementales ont montré que la punition (et la violence encore moins) n’était pas nécessaire à l’apprentissage, que des praticien·ne·s ont pu développer une autre pratique, basée sur le renforcement positif, puis sur l’éthologie canine (on reviendra plus tard à l’opposition entre sciences comportementales et éthologie).

Mais pourtant, comme on l’a vu dans l’article précédent, ce rapport aux sciences n’est pas aussi évident qu’il n’y parait, et il est tentant de céder à l’illusion de penser qu’il est possible de pratiquer “de manière scientifique”, ou que la pratique du comportement canin “est une science”. Comme on le verra, l’écologie des pratiques est une perspective qui vise à faire honneur à chaque pratique pour ce qu’elle est, et à permettre de construire des rapports adaptés entre différentes pratiques, chacune en fonction de ses caratéristiques. En l’occurrence, en définissant correctement les tenants et aboutissants de notre pratique, nous allons pouvoir tenter de mettre en place un rapport constructif avec les autres pratiques qui nous entourent, dont les sciences, mais aussi par exemple la pratique vétérinaire ou la communication animale. En ce sens, les sciences sont également des “pratiques” : la façon dont les scientifiques produisent des connaissances est elle-même une pratique, qui répond à des règles, à des savoir-faires, qui nécessitent un apprentissage, des compétences, des questions qui importent, une manière particulière d’entrer en rapport avec le réel, etc2.

Lorsque l’on tentera de construire des rapports entre pratiques, certaines mises en rapport fonctionneront, d’autres ne fonctionneront pas, car certaines pratiques sont peu compatibles entre elles : ce n’est qu’en essayant de construire ce rapport qu’on pourra voir ce qui arrive à tenir ou pas (et oui, il est plus probable qu’on parvienne à construire un rapport qui tienne avec des pratiques scientifiques qu’avec l’astrologie, mais qui sait ? ).

Revenons à cette tentation du qualificatif “scientifique”… Cette tendance à la course à qui est le plus scientifique n’est pas aussi neutre qu’elle n’y parait au premier abord : elle est traversée par un système de valeurs, et est nourrie par une certaine frange du monde scientifique, en particulier les acteurs qui tirent bénéfice de se trouver eux-mêmes assez haut sur cette échelle de “qui est plus scientifique que l’autre”3. Tout en haut les Mathématiques et la Physique, puis les autres sciences “dures”, puis la Biologie (déjà moins scientifique car dépendant du Vivant, plus complexe et moins facilement purifiable expérimentalement que les neutrinos), puis les sciences humaines (dont la Psychologie, l’Ethologie, les Sciences comportementales, etc.), ne devançant que l’Astrologie et autres Sorcelleries.

Or comme on l’a vu, une pratique scientifique et la pratique comportementale canine n’ont pas les mêmes objectifs, et n’ont donc pas le même fonctionnement, ni les mêmes critères. Au contraire, appliquer les critères d’une pratique à une autre pratique n’a pas de sens. Si on veut améliorer la vie de Mirza qui a peur du tracteur du voisin et qui est sans cesse en vigilance à cause des chats du quartier qui passent devant sa fenêtre, on ne va pas appliquer une “méthode scientifique” qui consisterait à emmener Mirza dans un laboratoire, pour gommer tout ce qui fait de Mirza un chien particulier, pour lui faire passer des tests au milieu d’autres chiens pour faire des statistiques sur la distribution de comportements dans cette population de chiens. On peut néanmoins bénéficier des apports de cette autre pratique, en l’occurrence les Sciences comportementales, pour construire un plan d’amélioration pour Mirza. Bref, il s’agit de pratiques différentes, avec des caractéristiques différentes, et justement, tout l’enjeu de ce article va être d’explorer ce que peut être une pratique, et comment elle peut dialoguer avec d’autres pratiques, sans pour autant se trouver dans un rapport hiérarchique biaisé où toutes les pratiques sont jugées selon leur place sur l’échelle allant de l’Astrologie à la Physique. Toutes les pratiques n’ont pas vocation à être jugées sur base des critères propres à la pratique des singes-physiciens. Ou comme le dit Isabelle Stengers : si on applique à un vase Ming un protocole qui n’est pas le sien, à savoir lui appliquer des tests de résistance des matériaux pour déterminer la force nécessaire pour le briser, on n’aura toujours rien compris à ce qu’est un vase Ming ou à ce qui importait à l’artiste qui l’a décoré.

Ce que je vais faire maintenant n’est en aucun cas un exposé d’une quelconque “vérité”. C’est une proposition, à vous de vous en saisir ou non selon qu’elle vous parle ou pas, de la compléter, de la retravailler, d’en faire ce que vous voulez, de vous la réapproprier. Je vais essayer d’explorer ce que pourraient être les caractéristiques de notre pratique, dans le but qu’on puisse s’y sentir appartenir, qu’on puisse regarder d’égal à égal les autres pratiques (dont les pratiques scientifiques) pour construire des choses ensembles, mais aussi avec un autre but, sans quoi cela n’aurait aucun sens : il s’agira que ces critères permettent que des personnes ne s’y reconnaissent pas sans pour autant se sentir insultées, à savoir les pratiquants de l’éducation traditionnelle. Pourquoi ne pas les insulter? Ce n’est pas pour protéger leur égo, bien sûr, mais c’est parce que c’est trop facile et même malhonnête de définir son propre groupe comme étant “celui qui fait bien et les autres sont des cons”. C’est une des leçons les plus importantes que j’ai apprises d’Isabelle Stengers : pour pouvoir bien définir notre appartenance, il faut toujours chercher comment la définir d’une manière qui ne soit pas insultante pour ceux qui n’y appartiennent pas. Parce que cela impose une réflexion fine et exigeante, qui soit digne de notre appartenance. On va voir si cette proposition tient, mais ça va être le pari : construire une description de notre pratique dans laquelle nous puissions nous reconnaitre, sans insulter ceux qui n’y appartiennent pas, et sans s’inféoder aux singes-physiciens (ou aux lémuriens-béhavioristes, en disant simplement “nous on fait du r+” : ce serait réduire tristement notre pratique à presque rien que de se baser sur une telle définition).

Cette exploration, je vais la faire à la lumière d’une lanterne particulière (et on pourrait réexplorer le même territoire autrement sous d’autres lumières, bien sûr !) : celle de l’écologie des pratiques d’Isabelle Stengers.

L’écologie des pratiques

Quand on pense “méthode scientifique”, on pense en général typiquement à une méthode consistant à formuler un modèle théorique sous forme d’hypothèse, construire un dispositif expérimental permettant de déterminer si les prédictions du modèle se vérifient, et ensuite valider l’hypothèse, donc le modèle. Cela nous donne un modèle permettant ensuite de réaliser des prédictions : si j’applique une force de autant de Newton sur mon vase Ming, il se brise. Cependant, dès qu’on s’intéresse d’un peu plus près à la diversité des disciplines, on est vite forcés de constater que toutes les sciences ne fonctionnent pas selon cette même méthode, pourtant, ce sont bien des sciences, qui construisent bel et bien des savoirs rigoureux.

A partir de ce constat, on peut soit considérer que certaines sciences sont plus scientifiques que d’autres, et établir une hiérarchie de scientificité des sciences… ou, comme le propose Isabelle Stengers avec l’écologie des pratiques (ou Bruno Latour, avec d’autres modèles, etc.), prendre chaque pratique au sérieux, en s’intéressant à ce qui importe à ces praticiens-là plutôt que de faire entrer un rond dans un carré en les sommant de démontrer qu’ils sont bien “scientifiques”, c’est-à-dire de démontrer qu’ils respectent bien LA méthode, et qu’ils savent monter aux arbres.

On donne alors de l’espace pour que les Biologistes puissent nous expliquer en quoi ils ne sont pas des Chimistes, et comment ils construisent leurs savoirs à eux, comment se construit leur rigueur à eux, quels sont leurs risques et leurs enjeux, et ce qui n’est pas négociable pour eux. Et par exemple, c’est comme ça qu’on peut comprendre pourquoi Sciences comportementales et Ethologie sont pratiquement en opposition l’une avec l’autre : ce qui compte pour les Sciences comportementales, c’est de purifier les particularités de l’animal individuel et même de l’espèce, au point que seuls les mécanismes d’apprentissage “universels”, ceux qui valent pour tout individu, peu importe son espèce, puissent apparaitre ; pour les Ethologues, au contraire, ce qui importe est de comprendre les interactions entre l’individu et son environnement (dont les autres individus de son espèce) dans toute sa complexité, c’est-à-dire, notamment, de comprendre justement ce qui différencie les espèces et même les individus au sein de l’espèce. Purifier l’individu de toutes ces différences serait justement une aberration pour l’éthologue, alors que pour le chercheur en sciences comportementales, c’est une exigence de sa pratique à lui.

Or, c’est à partir du moment où on comprend les différences entre les pratiques qu’on peut commencer à construire des ponts qui ont du sens. Si on a l’impression d’ “appliquer” directement “la” science, on ne voit même pas toutes ces questions, alors que ce sont elles qui font toute la richesse de ce qu’on peut construire. Si je vois tout comme des clous, même les vis et les vases Ming, rien ne m’empêchera de taper sur tout avec mon marteau, et de confirmer mon modèle, comme quoi le marteau, c’est universel, il s’applique à tout (toute ressemblance avec une certaine vision de l’ABA ou avec la théorie de la dominance ne serait pas fortuite) ! Si au contraire, je regarde mes clous à travers la vision du menuisier, et le vase Ming à travers l’oeil de l’artiste, je peux construire quelque chose qui rencontre les enjeux des deux pratiques : construire un piédestal en bois qui mettra le travail de l’artiste céramiste en valeur, chacun s’appuyant sur les forces de l’autre pratique et respectant ses enjeux propres.

Je vous propose donc d’explorer tout ce qui définit une pratique dans ce modèle, et je vais tenter de proposer une réponse (à casser, à affiner, à reprendre, à prolonger, bref n’hésitez pas à pousser la réflexion de votre côté si ça vous intéresse, et même à venir en discuter pour qu’on construise ensemble !) pour chacun de ces aspects définissant une pratique : les questions qui nous importent, les obligations que nous imposent la pratique, l’objet auquel elle s’adresse, et finalement les exigences adressées à l’extérieur. Mais avant cela, je vais commencer par parler un peu de la formulation que j’utilise pour nommer cette pratique, et pourquoi cette formulation-là…

Un peu d’humour, puisque certain·e·s nous voient comme ça 🙂
© senscritique.com

Le monde canin en positif

J’utilise cette formulation (imparfaite) pour essayer de formuler le fait que la différence entre gardien·ne·s et professionnel·le·s est plus poreuse que jamais, que beaucoup de gardien·ne·s participent aux mêmes formations que les professionel·le·s (et inversement, beaucoup de professionnel·le·s se forment via des formations destinées avant tout à des particuliers), que cette différence n’est pas ausi marquée, par exemple, qu’entre psychologue et patient, médecin et patient ou avocat et client. De plus, l’interdisciplinarité fait que même le monde professionnel canin, en positif en tout cas, s’ouvre de plus en plus à d’autres professions que “éducateur comportementaliste”, qui se complémentent, parfois à l’initiative du ou de la comportementaliste ou parfois à l’initiative du ou de la gardien·ne qui construit son propre chemin et son propre réseau à travers tout ce petit monde (je pense notamment à Amandine, gardienne qui nous fait des résumés de webinaires en story, ou à Livia et Morgane, professionnelles donc l’activité est liée au monde canin sans être le métier d’éducateur/comportementaliste, ou encore à Valentine et Violette, gardiennes qui s’investissent dans un domaine hyper spécifique : la sensibilisation à la coupe des griffes des chiens). Mais que par-delà les différences entre disciplines et par-delà les différences entre gardien·ne·s et professionel·le·s (qui sont souvent aussi gardien·ne·s, et font parfois aussi appel à d’autres professionel·le·s sur des domaines dont iels ne sont pas spécialistes), tout ce petit monde se sent bien souvent appartenir à un même monde, et c’est cette appartenance que j’appelle ici, faute de mieux, “le monde canin en positif”.

Ce qui définit avant tout une pratique, ce sont les questions qui importent pour les praticiens, qui les obligent à penser, qui les mettent en risque. C’est ce qui nous réunit, c’est ce qui nous fait nous reconnaitre dans une appartenance commune. Non pas une appartenance à une croyance (”la punition c’est mal, le r+ c’est mieux”), mais à des questions qui nous importent, qui nous rassemblent dans un même questionnement justement. Comme le dit Isabelle Stengers : “quiconque est engagé dans une activité telle que “toutes les manières de faire ne se valent pas” est, en ce sens, praticien”.

Autrement dit, même si nous y apportons des réponses différentes, parce que nous avons des opinions et des propositions différentes en fonction de notre histoire, de nos affinités, de nos connaissances, ce sont les mêmes questionnements qui nous obligent à penser, et qui par là nous réunissent. On peut avoir des opinions différentes sur la place de la punition négative (p-) ou des auto-contrôles en éducation positive, mais on partagera le fait que cette question est une question qui importe pour nous, qui nous fait hésiter, qui ne nous laisse pas indifférents et nous oblige à réfléchir.

Pour moi, cette question qui définit notre pratique, dans ce que j’appelle le “monde canin en positif” (je l’appelle “monde”, mais c’est surtout aussi une pratique, c’est un raccourci pour ne pas dire “la pratique qui rassemble ceux et celles qui se reconnaissent comme appartenant au monde canin en positif”), se centre sur le bien-être des humains et des chiens. Je ne pense pas qu’on puisse définir ce qui nous importe comme étant “comment apprendre à un chien à obéir…”, ni “comment apprendre à mon chien à ne pas faire y”. Je pense qu’on sera d’accord pour dire que la question centrale qui nous fait réfléchir, qui nous importe, ne se résume pas à avoir un chien qui exécute tel comportement parfaitement (qui marche parfaitement au pied, qui a un rappel du tonnerre, etc.) ou qui est “bien éduqué” au sens où ses comportements extérieurs sont bien vus par leurs humains ou les rendent fiers de cette obéissance au doigt et à l’oeil. Je pense que, de plus en plus, dans le monde canin en positif, ce qui importe va au-delà des comportements extérieurs et touche plutôt au bien-être du chien et de l’humain. Si la question du bien-être, de l’humain et du chien, n’était pas centrale, notre pratique ne produirait pas autant de réflexions, de débats, de posts, de réels, de contenus, de formations, questionnant le stress, l’agentivité, ou encore le consentement. Je formulerais donc pour le moment cette question comme ceci : “comment maximiser le bien-être de ce chien et de cet humain ensemble, dans leur contexte particulier ?”. Il ne s’agit que d’une seule de toutes les questions qui importent pour nous et nous font hésiter, libre à vous d’en ajouter pour compléter et compliquer les choses!

Isabelle Stengers a une jolie formule pour définir ce que sont les “obligations” d’une pratique : elle dit que c’est ce qui nous fait nous dire “ça, si tu fais ça, alors on peut faire n’importe quoi !”. Autrement dit, c’est ce qui est si fondamental dans cette pratique que c’est non-négociable. C’est ce qui fait tenir la pratique, ce qui lui donne tout son sens. Dit encore d’une autre manière, c’est ce qui nous oblige à penser, à réfléchir à ce qu’on fait, justement parce que tout n’est pas permis. Par exemple, dans les sciences au sens classique, le respect de la méthode scientifique (même s’il s’agit d’une méthode spécifique à chaque science) fait partie de ces obligations : si on ne respectait pas la méthode dans toute sa rigueur, alors on pourrait faire n’importe quoi, et tout s’écroulerait.

De ma perception, dans le monde canin en positif en tant que pratique, ce qui va importer, et qui va à la fois nous différencier des sciences et de la pratique canine traditionnelle, c’est le fait de considérer à la fois l’humain mais aussi le chien comme étant des sujets éthiques de valeur équivalente. Pour l’humain, il est assez simple de comprendre ce que signifie de le considérer comme un sujet éthique : c’est le respecter en tant que personne, ne pas lui faire ce qu’on n’aimerait pas qu’on nous fasse, ne pas lui mentir, ne pas le manipuler, bref le considérer comme un autre moi-même, qui mérite les mêmes égards que ce que je voudrais pour moi-même de la part des autres.

Le chien comme un sujet éthique

Pour le chien, qui appartient à une autre espèce, c’est un peu plus compliqué à imaginer : je n’aimerais pas qu’on me mette un collier avec une laisse… dois-je pour autant ne pas mettre de collier et de laisse à mon chien ?

Pour rendre ça plus parlant, je vais utiliser une petite technique proposée par Donna Haraway : la fabulation. Imaginons une histoire, dont on sait que c’est une fiction, mais qui va nous servir de guide. Vous voyez cette histoire, où on nous dit d’imaginer que nous rencontrions notre moi enfant, ou notre moi âgé, et que nous pouvions discuter avec cet alter égo, et devions lui rendre des comptes par rapport à nos choix de vie : “Moi-enfant, regarde ce que tu vas devenir, regarde les choix que j’ai fait à partir de quand j’étais toi. J’espère que cela te rends fier de nous”, “Moi à la fin de ma vie, regarde la façon dont je vis notre vie. J’espère qu’arrivé au moment où tu es, je pourrai regarder notre vie entière avec satisfaction”4.

Imaginons maintenant que nous devions rencontrer notre chien de la même manière, qu’on doive lui expliquer les choix qu’on a fait pour lui. Evidemment c’est une fiction, puisqu’un chien réel n’a pas les capacités cognitives pour comprendre un exposé aussi abstrait et d’envisager la portée des choix éthiques qui parsèmeraient notre raisonnement5, mais la question morale est puissante : suis-je capable de répondre, les yeux dans les yeux, face à mon chien, de tous les choix que j’ai fait pour lui (ou elle), et de me dire que tous les choix que j’ai fait, je les ai fait exactement de la même manière que si mon chien avait pu être capable d’en comprendre les tenants et aboutissants, et de marquer ou non son accord ? C’est cette question que Donna Haraway ou Isabelle Stengers formuleraient comme “se rendre responsable (en anglais : response-able, capable de répondre, d’assumer la responsabilité, mais aussi de répondre, au sens où il pourrait contester, nous demander de rendre des comptes)” face à notre chien.

Evidemment cela ouvre la porte à ce que des tenants d’une pratique plus traditionnelle se moquent de nous : “tu te rends compte, ils vont demander au chien “est-ce que tu serais d’accord mon chien, que je te mette un collier ?”, ils sont tarés…”. Mais je dirais qu’on s’en fiche. Pour moi, c’est clairement un point de distinction sur lequel nous dirions “oui, bien sûr, si j’étais capable de présenter les choses à mon chien pour qu’il me donne son avis en âme et conscience, je le ferais (mais il n’a pas les mêmes capacités qu’un humain, donc je ne peux pas forcément)”, alors que ça paraitra par contre sans doute ridicule aux pratiquants de l’éducation traditionnelle de devoir se soumettre à la validation de leurs méthodes par le chien. Cela pose évidemment toute la question du “c’est pour ton bien”. Mais il reste néanmoins clair, si l’on n’est pas de mauvaise foi, qu’entre “il faut que tu portes un harnais et une laisse pour ta sécurité, c’est pour ton bien” et “il faut que je t’étrangle avec des pointes en métal qui rentreront dans ta gorge, c’est pour ton bien”, seule l’une des deux alternatives serait à même d’obtenir le consentement éclairé de notre chien fabulé, une fois les tenants et aboutissants fictivement expliqués…

La place des sciences

Et voici, du coup, comment se dessine la place particulière des sciences dans notre pratique… La complexité de ce à quoi on a à faire, ainsi que la prudence imposée par la nécessité d’anticiper des risques sur le long terme nous imposent, pour pouvoir répondre éthiquement face au chien et à l’humain, d’utiliser les moyens les plus prudents, les moins aléatoires possibles. C’est-à-dire ceux qui se fondent sur les connaissances les plus solides et les plus à jour, ou en tout cas qui ne contredisent pas ce qui a été solidement établi : d’où le fait que les sciences ont une place prépondérante dans notre pratique. Ce n’est pas par “croyance” en les vertus des sciences, ce qui n’aurait pas plus de valeur que la “croyance” en des âmes canines invocables via l’éther et une photo : c’est parce que les sciences ont cette particularité d’avancer avec prudence et méticulosité, ce qui leur donne une compatibilité, des points d’accroche particuliers avec ce qui nous importe. Comme nous l’avons déjà vu dans d’autres articles, il n’est pas question ici de dire que les sciences seraient “objectives” ou “vraies”, ou “impartiales” : par contre les pratiques scientifiques ont ceci de caractéristique que la solidité et l’objectivité des savoirs produits est ce qui leur importe fondamentalement. Il peut y avoir des biais et des erreurs, mais elles essaient autant que possible de permettre au réel de s’exprimer et de valider ou d’invalider les théories, petit pas par petit pas. Et c’est dans ce sens-là que les sciences sont un partenaire important pour nous : non pas parce qu’elles seraient “vraies”, mais parce que leur prudence méthodologique va dans le sens de la prudence éthique qui nous oblige. Et cela amène une autre obligation, qui découle immédiatement de notre obligation éthique vis-à-vis du chien : celle d’être constamment en apprentissage, de se former, de se renseigner, de se documenter. Car se reposer sur ses lauriers ou construire ses opinions au mépris de l’avancée des connaissances (voire pire : en contradiction avec les connaissances établies, par exemple par les sciences), ce serait une faute éthique : ce serait être conscient·e·s qu’il existe des moyens à notre disposition qui nous permettrait d’encore mieux améliorer le bien-être des humains et des chiens concernés, et volontairement refuser ces moyens. Ce n’est pas pour rien que le fait d’afficher son parcours de formation est hautement valorisé au sein de cette pratique…

Mais, on le voit, la place des sciences est maintenant très différente de ce qu’elle était dans la vision classique du monde canin en positif (le “nous appliquons les sciences”) : les sciences ici sont fondamentales, certes, mais elles ne sont plus le coeur de l’enjeu. Le coeur de l’enjeu, c’est l’éthique : se rendre capable de répondre de ce que l’on met en place, tant face à l’humain que face au chien, dans le but d’améliorer leur bien-être dans leur contexte particulier. Et cette position permet de se réconcilier avec une question importante : que ferait-on si les sciences venaient à démontrer que la violence était plus efficace que le renforcement positif ? Si nous placions le respect des sciences au-dessus de tout, nous serions dès lors obligés d’utiliser la coercition au nom de cet idéal, même si cela nous retournait les tripes. En plaçant les sciences au services de la pratique, donc au service de notre enjeu et de nos obligations éthiques, comme outils, le rapport change : ce n’est plus l’efficacité qui prime, mais le bien-être. S’il fallait choisir entre l’efficacité et le bien-être, nous pourrions dès lors choisir le bien-être. Personnellement, ce positionnement me convient mieux et me semble plus cohérent que de suivre aveuglément une autre pratique qui ne s’est pas fixée comme obligation de devoir répondre éthiquement de ce qu’elle fait face aux individus concrets auxquels elle s’applique6. Pour de jolis exemples de ce que c’est que de se rendre éthiquement responsable face au chien, n’hésitez pas à jeter un oeil aux illustrations très parlantes de Trickwoofs sur instagram, je pense qu’on sera beaucoup à s’y reconnaitre… 🙂

Instagram will load in the frontend.

Comme nous l’avons déjà vu dans l’article précédent, la pratique dont nous parlons ici ne porte pas sur “le chien” en tant qu’individu abstrait ou en tant que “boite noire” chère aux béhavioristes. A l’intuition, on le sait, chaque chien est différent, et cela n’aurait aucun sens d’appliquer les mêmes recettes universelles à n’importe quel chien, comme s’ils étaient interchangeables, ou comme s’ils étaient des voitures sorties d’usine, de couleur et de taille différentes, mais avec la même chose sous le capot. On parle de Lulu, le golden qui tire en laisse à chaque fois qu’il voit Pétale, la petite Papillon du voisin, ou on parle de Jack, le petit roumain qui n’ose pas sortir de dessous le lit depuis qu’il est arrivé dans sa nouvelle famille, dans un appartement grenoblois.

Et plus particulièrement encore, ce à quoi on va avoir affaire, ce ne sera pas uniquement un chien, ni même un chien et un humain, mais un agencement particulier, concret, d’un chien particulier avec des humains particuliers, dans un contexte particulier. On ne s’adresse pas uniquement “au chien”, comme si le chien était dans une bulle ou apparaissait dans une cage de laboratoire au début de l’expérience et disparaissait une fois l’expérience terminée. On a besoin de comprendre l’ensemble des éléments qui font partie de cet agencement, et on va devoir irrémédiablement faire avec, sans pouvoir faire abstraction d’aucun élément. C’est par exemple la raison pour laquelle Anais Dethou insiste si régulièrement sur le fait que le travail des problématiques liées à la séparation ne se limite absolument pas à un protocole d’exercices d’absences contrôlées, mais impose d’aborder également, de manière globale, tout ce qui se passe en-dehors des absences : les sorties au parc, les dodos dans la maison, l’anxiété généralisée, la digestion, les douleurs éventuelles, les routines, bref tout ce qui fait l’environnement global du chien, qu’on ne peut extraire pour faire des exercices de séparation comme si on le sortait de sa boite pour une demi-heure de travail et refermer à nouveau la boite après.

On vise donc l’amélioration du bien-être de l’humain et du chien (notre obligation) dans ce contexte particulier. Or on le sait, justement, on essaie d’agir sur un ensemble complexe, changeant, dont on ne maitrise pas tous les éléments, et où faire bouger un élément peut avoir des conséquences inattendues sur le reste, tout comme on peut n’avoir pas vu certaines choses, car on n’a pas une vue exhaustive et transparente de tout (cf démon de Laplace). Cela requiert donc une prudence infinie pour prendre le moins de risques possibles sur la situation à plus long terme, quand nous ne serons peut-être même plus dans la vie de ce chien et de ces humains (pour les professionnel·le·s), et cela nous empêche également de pouvoir donner des garanties sur l’évolution ou sur la temporalité (du type : réglé en x séances). Il me semble donc vraiment fondamental d’assumer cette complexité, et de reconnaitre que ce à quoi on s’adresse, ce n’est ni un chien, ni un humain, ni un humain avec un chien, mais tout un agencement complexe de chien, d’humain, de bruits, d’appartements, de lits, de fenêtres, de parcs, de chiens du voisin, d’odeurs, d’anxiété du gardien, de gardienne qui ne tient pas en place, de pluie, de températures, bref, le monde réel complexe tel qu’il se tisse autour de ce chien et de cet humain. Tout ça ensemble, et cet ensemble comme il se tisse autour de Mirza est foncièrement différent de celui qui se tisse autour de Lulu.

Le terme “exigence” utilisé par Isabelle Stengers peut vraiment être trompeur, au premier abord. Il ne s’agit pas en réalité de quelque chose qu’on est réellement en mesure d’exiger, mais de ce qu’exigerait notre pratique pour pouvoir fonctionner correctement. Prenons comme exemple celui qui l’intéressait, elle, particulièrement, à savoir les pratiques scientifiques. Une exigence constitutive des pratiques scientifiques est que les scientifiques soient libres de travailler sur ce qui importe pour eux, sans que, par exemple, la sphère politique ou des investisseurs leurs disent ce qu’ils doivent chercher, ou pire, ce qu’ils doivent trouver. C’est une condition importante pour que les pratiques scientifiques puissent se déployer et s’épanouir de manière efficace. Pourtant, le monde de la recherche ne fonctionne pas comme cela. La pratique scientifique a beau exiger cette liberté, elle ne lui est pas forcément accordée, et les chercheurs doivent faire avec des conditions non-idéales, où ce sur quoi ils peuvent travailler dépend, par exemple, de ce dans quoi des acteurs extérieurs à leur pratique sont disposés à investir. La pratique scientifique a beau exiger que les chercheurs soient libres d’explorer l’impact d’une espèce particulière de coléoptère sur la santé des population d’épicéas, si ils ne parviennent pas à obtenir que cette exigence soit rencontrée via l’obtention de financements, cette recherche ne pourra pas se faire. L’exigence est donc une condition réelle pour que la pratique fonctionne, mais elle n’est pas pour autant une évidence, obtenue d’avance : obtenir que cette exigence soit remplie (et donc que la pratique puisse fonctionner) demande une construction active, où le praticien va parfois sortir du coeur de sa pratique pour mobiliser des moyens qui lui sont peut-être moins familiers. Cela va devenir plus concret en parlant du monde canin en positif…

Comme on l’a vu en définissant ce qui sera notre objet (le chien, son ou ses humains, et leur contexte particulier) et notre obligation (viser l’accroissement du bien-être de l’ensemble, tout en se rendant responsables (capables de répondre, d’assumer les yeux dans les yeux), moralement, éthiquement, tant vis-à-vis de l’humain que du chien), notre pratique implique une importance incertitude quant à la façon dont la situation va évoluer sur le long terme, puisque nous ne pouvons pas lire l’avenir. Nous avons donc l’obligation d’être prudents, de minimiser les risques en visant un temps long que nous ne verrons probablement pas, et de mettre en place des propositions qui sont un pari sur une amélioration qui sera forcément lente et incertaine. Cette temporalité instaure plusieurs exigences…

Tout d’abord, elle exige que les humains mettent en place ce qu’ils s’engagent à mettre en place. Et, en retour, qu’ils soient honnêtes (vis-à-vis du professionnel ou vis-à-vis de soi-même, surtout pour les gardien·ne·s eux-mêmes pratiquants) sur ce qu’iels ont mis en place. Si une cliente s’engage à suivre un plan établi avec le ou la comportementaliste, mais ne suit pas le plan, voire pire, ne suit pas le plan sans en informer l’accompagnant·e, la pratique ne pourra pas fonctionner correctement. Cela semble évident, mais ce qui importe est cette différence : la pratique exige cela pour fonctionner, mais il est tout à fait possible que cette exigence ne soit pas rencontrée, que le plan ne soit pas suivi ou que la personne n’informe pas complètement le ou la praticien·ne de ce qui a été fait ou non. Pour que la pratique puisse être efficace, l’exigence doit être rencontrée (même si ce n’est pas blanc ou noir, on peut avancer avec du gris, on est même toujours dans des variantes de gris), mais pour qu’elle soit rencontrée, il faut un travail actif. C’est parce que le monde canin en positif en est conscient qu’on voit émerger des propositions, des formations, axées sur les compétences nécessaires pour accompagner les gardien·ne·s dans une dynamique de changement (comme par exemple ce qui se fait au niveau de l’Entretien Motivationnel chez Game of Paws, mais il y en a d’autres !).

Ensuite, cette pratique exige également que sa temporalité soit respectée, ainsi que le fait qu’elle s’adresse expressément à un monde complexe. Cette pratique, celle du monde canin en positif, assume cette complexité et cette temporalité en travaillant sur des impulsions, des mises en place, qui sont toujours des paris. Pas des paris au hasard : des paris prudents, mais des paris quand même, au sens où le résultat ne peut jamais être garanti, quand on est face à un monde complexe. Dire : “si tu arroses ta plante trois fois par semaine, je te garantis qu’en un mois elle sera magnifique !” est un mensonge, car on ne peut pas garantir que d’autres facteurs ne vont pas jouer en notre défaveur : des courants d’air, le chat qui passe par là et poussera le pot à terre, etc. C’est dans ce sens qu’il y a un aspect de pari sur l’avenir : je mise sur le fait que si je l’arrose trois fois par semaine, son avenir sera meilleur que si je ne le faisais pas. Je ne peux pas garantir que tout se passera bien, mais je peux mettre un maximum de choses en place pour donner le maximum de chances que la situation évolue le plus positivement possible. Il y a donc là une seconde exigence : que le ou la gardien·ne respecte le fait qu’aucune garantie ne peut être donnée, ni en termes de résultat, ni en termes de temps. Qu’on peut seulement garantir que ce qu’on va mettre en place va augmenter les chances d’améliorer le bien-être, et qu’on sera attentifs à adapter les actions en fonction de ce qu’on voit pour toujours maximiser les chances d’amélioration.

Conclusion

Voilà donc toute la proposition que je fais ici : chercher à définir notre pratique, notre petit monde canin en positif, sur base d’une perspective qui nous permette à la fois de situer ce qui nous rassemble (ces questions qui nous obligent), ce qui nous est inacceptable (tout ne se vaut pas !), sans pour autant se soumettre à des critères qui ne sont pas les nôtres, ceux des singes-physiciens du dessin : en prenant le temps de fonder correctement notre pratique sur les bonnes questions, et pas en se laissant imposer celles des autres (”Démontrez que vous êtes scientifiques !”), on se rend du coup capables de pouvoir construire quelque chose de cohérent en dialoguant d’égal à égal avec les autres pratiques qui nous entourent (qu’elles soient scientifiques ou non) et de voir ce que chacune peut nous apporter. Et surtout, de construire avec inventivité et intelligence, le “comment” de cette relation entre pratique. Comment hériter des sciences comportementales alors que notre objet et nos obligations sont tout à fait différentes (on ne vise pas la connaissance, mais le bien-être, et on ne travaille pas avec un animal abstrait de ses différences, mais avec un agencement concret chien-humain-monde) ? Comment hériter à la fois des apports de l’éthologie et des sciences comportementales alors qu’elles sont, scientifiquement, radicalement opposées ? Comment construire un rapport qui ait du sens avec les vétérinaires, eux qui soignent l’animal clinique, biologique, quand nous, nous nous adressons à un être-en-relation dans une famille ? Toutes ces questions demandent à être reconstruites à chaque fois, en faisant le pari que si chaque pratique vient avec ce qu’elle est, on pourra construire ensemble quelque chose qui parvienne à tenir ensemble. Vous vous souvenez des jeux de ficelles ? C’est exactement de cela qu’il s’agit !

  1. Si ça vous intéresse, je vous invite à lire ce magnifique texte de Nietzsche : Les Trois Métamorphoses, qui parle de la nécessité d’acquérir des connaissances avec respect avant de pouvoir les critiquer, et ensuite seulement pouvoir construire quelque chose de sain et de solide ↩︎
  2. Voir l’article précédent pour une exploration de la façon dont une science particulière est une pratique, différente de la pratique de la modification comportementale canine ↩︎
  3. Comme avec tout système de valeur, il faut toujours se méfier de ce qu’en disent ceux (ou celles) qui en tirent les rentes… C’est ce qu’on avait déjà vu avec le cas de la Dominance : quand ce sont des hommes mâles qui défendent le fondement “naturel” du système “dominance” qui place les mâles tout en haut, il est vital de prendre leur discours avec un peu de recul… C’est ce qu’on appelle en philosophie un argument “pro domo” : un argument qui comme par hasard va dans le sens des intérêts de celui qui l’énonce. ↩︎
  4. Cette fabulation correspond aussi à la parabole imaginée par Friedrich Nietzsche dans le Gai Savoir :
    « Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession – cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière ! » – Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? A moins que tu n’aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, je n’ai jamais ouï parole plus divine ! »Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être et peut-être t’anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout « Veux-tu cela ? Le reveux-tu ? Une fois ? Toujours ? A l’infini ? Et cette question pèserait sur toi d’un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! Comme il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » ↩︎
  5. J’insiste sur cet aspect de fiction, car il n’est pas question ici de croire à l’existence d’une âme canine qui serait capable, hors de son corps, de réfléchir de manière totalement anthropomorphe, c’est-à-dire avec des capacités cognitives qu’elle ne possèderait pas lorsqu’on interagit avec le chien à travers son corps de chair. Certain·e·s croient peut-être à un animisme de ce type, mais cette croyance n’est en tout cas pas du tout nécessaire ici : on parle bien uniquement d’une fabulation qui ne sert qu’à rendre plus parlante une question éthique : celle de se sentir responsable vis-à-vis du chien des choix qu’on fait et qui le concernent. ↩︎
  6. Non pas que les sciences se fichent de l’éthique. Mais leur enjeu est la construction de connaissances, et dans ce cadre l’éthique n’est pas un but mais une limitation, respectée ou non (comme dans le cas des expériences horribles d’Harry Harlow sur la dépression). ↩︎

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