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La Ritournelle

Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson . Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s ‘oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos . Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c ‘est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant . Il y a toujours une sonorité dans le fil d’Ariane.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux

Aujourd’hui, je vous propose un article un peu particulier : vous l’aurez compris au titre, il s’agit un peu d’un article signature, une pierre angulaire pour ce blog. Tout ne s’y résume pas, mais il nous emmène au coeur du projet : faire le pont entre Sciences et Philosophie pour faire émerger des propositions concrètes, que je vous passe en relais à la façon des jeux de ficelles, dans le but d’étoffer nos boites à outils, celles qui nous aident à aider nos chiens à mieux vivre dans ce monde compliqué. Comme tout outil, libre à chacun de s’en emparer, de se l’approprier pour sa propre pratique, ou au contraire de ne pas être inspiré, et de le laisser de côté : il ne s’agit pas d’établir une nouvelle théorie qui expliquerait tout (loin de moi cette prétention !) ou une nouvelle technique révolutionnaire, mais la proposition d’une grille de lecture supplémentaire pour éclairer sous un angle encore un peu différent ce qui nous tient à coeur, à savoir d’accompagner au mieux nos chiens pour maximiser leur bien-être.

Si vous êtes arrivés sur ce blog, il y a fort à parier que le modèle des émotions de Panksepp, la théorie de l’attachement et les “Pattern games” de Leslie McDevitt ne vous sont pas totalement étrangers. Ce sont ces éléments-là que je vous propose d’aborder selon un angle particulier, celui de la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari, en particulier leur concept de “Ritournelle1. Mêler Sciences, Pratiques et Philosophie n’est pas une tâche évidente, et ne peut pas se faire n’importe comment, mais la façon dont Deleuze et Guattari font de la philosophie s’y prête particulièrement, car elle vise à être en prise concrète avec la pratique. N’ayez crainte, si vous lisez jusqu’au bout, ce sera clair : ça aura peut-être l’air de partir dans tous les sens au début, mais à la fin, tout se mettra en place.

Plaisir, douleur et prédictibilité

Picture of Jaak Panksepp happily interacting with a rat
Jaak Panksepp

Dans Affective Neuroscience, Jaak Panksepp démontre ce qu’on pourrait appeler les bases neurologiques structurant notamment les comportements opérants chez les êtres vivants : lorsqu’un organisme vivant perçoit un stimulus externe (une molécule, une odeur, un son, …) évoquant quelque chose (un nutriment, une proie, etc.) qu’il pourrait lui être avantageux d’acquérir, des mécanismes internes se mettent en place, qui donnent lieu à des comportements qui permettent d’améliorer les chances de cet organisme d’acquérir cette chose avantageuse. En présence du soleil, la plante s’oriente en fonction de la lumière, en présence d’acide butyrique, la tique2 se laisse tomber de sa feuille pour atteindre un hôte animal, en présence de friandises Fido est attentif à son humain. C’est le SEEKING system, qui tire son fondement des systèmes neurobiologiques du plaisir, autrement dit le système de la dopamine. C’est pourquoi le SEEKING system a un statut très particulier chez Panksepp : parce qu’il est vraiment au coeur de la survie. C’est ce système aux racines extrêmement profondes qui pousse les organismes vivant vers l’extérieur, grâce aux mécanismes du plaisir déclenchés par les stimuli avantageux pour la survie.

A l’inverse, lorsque l’organisme perçoit un stimulus dangereux pour son intégrité, un tout autre système neurobiologique s’enclenche : celui de la douleur, qui va lui aussi mettre en route un enchainement de mécanismes aboutissant à des comportements visant à minimiser les dégâts et préserver la survie.

Mais il y a un twist fondamental derrière ces deux systèmes…

Le twist derrière les systèmes du plaisir et de la douleur

Comme l’explique Panksepp, ces deux systèmes sont avant tout des systèmes prédictifs qui vont réagir selon deux axes, face à un stimulus externe :

  • Premièrement : est-ce que ce stimulus est connu, et est-ce qu’il est connu comme apportant quelque chose de positif pour moi (=est-ce que mon système “plaisir” a déjà été activé suite à la rencontre avec ce stimulus) ou au contraire quelque chose de négatif (= est-ce que j’ai déjà ressenti de la douleur après rencontre avec ce stimulus) ? Dans une vision un peu “Il était une fois la vie”3, on peut se représenter cela comme deux personnages, l’un représentant (une certaine zone du) nucleus accumbens et l’autre (une certaine zone de) l’amygdale, consultés par le cerveau :

    – Monsieur NAcc, connait-on ce stimulus dans vos bases de données “plaisirs” ?
    – Non Maestro, je n’ai pas de souvenir positif associé à cette odeur.
    – Et chez vous, Madame Amygdale ?
    – Oui, Maestro, la dernière fois qu’on a senti cette odeur de fumier, nous avons pris une décharge au contact d’une clôture électrique
    4. Je suggère que nous nous éloignons au plus vite
    – Merci vous deux. Activons le système nerveux sympathique et l’HPA-axis et détalons !
  • Deuxièmement, et c’est le point essentiel pour ce qui va concerner la Ritournelle : est-ce que la conséquence réelle était conforme à la prédiction, ou était-elle plus intense, en négatif ou en positif ? En effet, comme de nombreuses études l’ont maintenant démontré5, l’activation du système du plaisir nécessite que la conséquence réelle soit meilleure qu’attendu (avec plein de nuances, notamment le fait que la sensation réelle, comme le gout du chocolat sur la langue, sera probablement physiologiquement plus stimulante que le chocolat seulement imaginé). Comme le montre Panksepp dans un des aspects majeurs de ses recherches, se chatouiller soi-même ne provoque pas la même sensation que d’être chatouillé par un autre individu, car il y a une part d’imprévisible dans le geste de l’autre. Au contraire, il a été démontré que la réaction neurobiologique est différente lorsque l’animal est confronté à une douleur annoncée ou à une douleur imprévisible. Le même constat a été fait et opérationnalisé chez les humains : lorsqu’on informe les patients de ce qu’il va se passer au cours d’une procédure médicale, les douleurs ressenties pendant ou après la procédure sont moins intenses !

Autrement dit, comme l’explique Panksepp, les organismes vivants sont fondamentalement cablés pour à la fois être attirés par les stimuli inconnus, dans l’espoir qu’ils activent le système du plaisir, et cablés pour éviter les stimuli inconnus qui pourraient activer le système de la douleur. Tous les systèmes émotionnels découverts par Panksepp sont dérivés de ce double système prédictif : SEEKING (prendre plaisir à la recherche de stimuli plaisants via l’exploration), LUST et CARE (prendre plaisir grâce à d’autres individus, qui permettent de générer un imprévu plaisant par leurs comportements), FEAR (prédiction de douleur), PANIC (douleur ou prévision de douleur lié à l’absence d’autres individus), et PLAY (plaisir pris dans une imprévisibilité sécurisée). La prédictibilité est donc essentielle à la minimisation de l’effet des stimuli négatifs, et la surprise est au contraire essentielle à la maximisation de l’effet des stimuli positifs (effet jackpot par exemple).

Et la ritournelle dans tout ça ?

Comme on vient de le voir, tout l’enjeu pour les organismes vivants, en particulier les chiens ou les humains, va consister fondamentalement à mettre en place les conditions pour pouvoir profiter des stimuli positifs tout en se préservant des stimuli négatifs, ou autrement dit, pouvoir tirer du plaisir de l’inconnu sans se mettre en danger. Et l’outil le plus fondamental pour cela, c’est la prédictibilité.

En abordant séparément le besoin de sécurité et le besoin d’exploration, on passe à côté de cette tension fondamentale que met en avant Panksepp en montrant qu’il s’agit de deux mécanismes parallèles, indissociables, qui fonctionnent de la même façon mais avec deux objectifs différents.

Et c’est là que le concept de Ritournelle devient utile : parce qu’il réunit ces deux aspects en tension dans un seul concept, qui nous oblige à les penser ensemble, comme une seule dynamique fonctionnant comme un pendule.

Gilles Deleuze et Félix Guattari

La Ritournelle, nous disent Deleuze et Guattari, c’est cette dynamique, face au chaos du monde extérieur, de construction d’un chez-soi, sécurisé car ordonné et connu, prévisible, ce qu’ils appelleront ensuite un territoire, pour ensuite pouvoir entrouvrir la porte, s’aventurer vers l’extérieur ou laisser entrer un peu de chaos, c’est-à-dire se déterritorialiser, et pour finir, grâce à cette force du territoire, intégrer positivement ce petit bout de chaos, et le reteritorrialiser.

Je creuse un terrier, ou une safe zone, un endroit fermé que j’apprends à bien connaitre, je sais ce qui s’y passe, et j’y suis en sécurité. Territorialisation. Quand je m’y sens suffisamment en sécurité, je peux sortir prudemment le bout du nez, et explorer les alentours immédiats, en sachant que j’ai derrière moi la force de mon territoire, de mon sanctuaire, où je peux me réfugier en cas de besoin. Déterritorialisation. Cette balance entre un fort sentiment de sécurité et une petite dose d’inconnu me donne la force de digérer cette dose prophylactique de chaos, et de l’intégrer dorénavant à mon monde connu, à mon territoire. Reterritorialisation. Et de fil en aiguille, je grignote le chaos, apprend à le connaitre, et l’intègre à mon territoire : il finit par faire partie de mon territoire, de ce qui me donne de la force pour aborder ce qui est au-delà. La frontière de l’inconnu recule à mesure que le connu augmente, et plus le connu augmente, plus j’ai de forces pour aborder l’inconnu.

La notion de territoire expliquée comme cela semble très éloignée de ce qu’on imagine habituellement: un terrain, une zone spatiale, avec des frontières que l’on défend. C’est là qu’il y a un geste philosophique de la part de Deleuze et Guattari (ce que n’ont, par exemple, pas compris Alan Sokal et Jean Bricmont) : dans les précédents articles, j’ai déjà parlé du nécessaire travail de transposition d’outils d’une pratique à une autre, et c’est exactement ce qui se passe ici. Le concept deleuzo-guattarien de territoire et surtout de déterritorialisation est le produit d’un travail de transposition, de recréation dans la pratique philosophique du concept éthologique de territoire.

Bref, ce n’est pas cela qui importe. Ce qui importe, c’est qu’avec la Ritournelle, qui incarne ce processus de territorialisation-déterritorialisation-reterritorialisation, nous disposons maintenant d’un formidable outil pour penser sécurisation et exploration, protection et découverte, peur de la douleur et anticipation du plaisir, comme une seule et même dynamique, qu’il faut apprendre à nourrir.

Pour revenir au territoire et boucler la boucle, l’éthologue et philosophe des sciences Vinciane Despret, dans son magnifique ouvrage “Habiter en oiseau”, explore les différentes manière de faire territoire chez les oiseaux. En parlant de cette zone très spécifique de la frontière du territoire, elle revient notamment sur un constat intéressant : même lorsqu’ils ont la possibilité de s’installer loin des autres, et donc d’éviter tout problème de conflit territoriaux, les oiseaux instaurent préférentiellement leur territoire au contact du territoire d’autres oiseaux. Au point qu’elle en vient à proposer qu’un des rôles principaux du territoire n’est pas tant de se réserver des ressources que de créer une zone de contiguité, un lieu-frontière où il se passera des choses. On retrouve là l’intuition de Deleuze et Guattari : dans le processus territorial, il y a la création d’un centre comme point de départ, certes, mais le rôle de ce centre et du territoire sera avant tout de construire des capacités, des outils, des conditions pour pouvoir grignoter le chaos au niveau de la frontière. De créer une zone de rencontre où les forces du territoire, les forces de territorialisation seront capables d’affronter et d’intégrer l’inconnu, le chaos.

Ritournelles canines

Avec tout ça en tête, on est prêts maintenant à voir ce que ce concept peut apporter pour nos chiens. Comme on l’a vu, la Ritournelle, c’est toute cette dynamique par laquelle un individu se crée une zone de sécurité, c’est-à-dire du connu, du rassurant, de la prédictibilité, pour utiliser cette force pour nourrir son besoin d’explorer du nouveau, dans la mesure où ces forces lui permettre d’y prendre du plaisir, et finalement d’intégrer petit à petit ce chaos du monde extérieur pour en faire du connu.

©Jared Murray

Évidemment, puisqu’il s’agit de quelque chose qui se construit progressivement en fonction des expériences de l’individu, de sa capacité, à chaque confrontation avec quelque chose de nouveau, à prendre plaisir à cette découverte, c’est quelque chose d’extrêmement individuel (il ne s’agit bien sur pas uniquement de l’expérience, mais, comme toujours, de la combinaison entre génétique, environnement, personnalité et expérience)… et qui peut très rapidement partir en vrille. Certains chiens auront beaucoup de forces en eux, une ritournelle très forte, très peu dépendante d’éléments externes, et auront développé une incroyable capacité à prendre plaisir à la nouveauté et à tout intégrer avec une fantastique facilité. Ils seront particulièrement optimistes et résilients. Pour d’autres, plus pessimistes et moins résilients, la « frontière du territoire », la zone où ils seront capables de prendre plaisir à la nouveauté en se sentant assez sécurisés pour cela sera très fine et très fragile : ils auront besoin de beaucoup d’éléments externes, devenus rassurants grâce à leur propre histoire, pour arriver à aborder positivement de très petites doses d’éléments nouveaux. Cette frontière et ces éléments externes, c’est cela qui va particulièrement nous intéresser…

Oui mais concrètement ?

Concrètement, la proposition de la Ritournelle est la suivante : il va s’agir de cartographier, à travers les différents milieux (objets matériels, relations, processus cognitifs, etc.) les processus de territorialisation, déterritorialisation, reterritorialisation de nos chiens, pour identifier nos manières d’agir sur leur ritournelle et leur donner plus de forces pour prendre plaisir à intégrer progressivement l’inconnu. Autrement dit, identifier comment les rendre non pas uniquement plus résilients (limiter l’impact des stresseurs par une meilleure gestion émotionnelle), mais surtout favoriser les moments d’optimisme. On adopte en effet le point de vue inverse des études sur les biais cognitifs, comme on en a parlé dans l’article sur MHERA : au lieu de situer l’optimisme d’un individu par rapport à un autre, au va travailler la variabilité de l’optimisme au sein d’un même individu, en repérant et utilisant les leviers de cet individu particulier.

Pour ce faire, on va cartographier, pour notre chien, chaque aspect de sa Ritournelle, en commençant par le point de départ, le sanctuaire, puis la frontière entre le chez-soi et le chaos, et finalement les variables, les éléments qui renforcent ou déforcent sa Ritournelle, sa capacité à aborder avec plaisir de l’inconnu.

1. Trouver le sanctuaire

Il s’agit de la zone de sécurité maximale, celle où on décompresse, où on se ressource, où on se reconstruit. Certains chiens parviennent à récupérer n’importe où ; pour d’autres, par contre, comme les chiens anxieux, c’est plus difficile, et ils peuvent avoir besoin qu’on les aide à se construire ce sanctuaire, par exemple en leur installant une zone confortable à l’abri des stimuli extérieurs, et en les aidant à s’y sentir en sécurité, en travaillant le calme et la détente dans ce lieu. Comme toujours, il faut être attentif à la façon dont notre chien va s’y reposer, s’il dort, rêve, ce qui le fait réagir ou réveille son anxiété. Il faut comparer la qualité de sa relaxation ou de son sommeil à différents moments, à différents endroits et en parler avec votre comportementaliste s’il vous semble que la relaxation n’est pas idéale et qu’il faudrait y apporter des adaptations. Il ou elle pourra certainement vous aider ! Pour Thandi, par exemple, qui est une chienne très anxieuse, il aura notamment fallu une médication et associer positivement une playlist de Mozart (toujours dans le même ordre !) pour l’aider à pouvoir bien se relaxer et vraiment récupérer… Chaque chien est différent, et ce n’est qu’en les observant qu’on peut arriver à déterminer ce qui les aide à se ressourcer, à être vraiment “chez soi”, en sécurité.

2. Tracer la frontière

Il s’agit ensuite d’observer où se trouve les lignes de balance, les passes, les endroits où l’inconnu peut être abordé avec confiance et plaisir. Quelles sont les situations dans lesquels mon chien arrive à prendre plaisir à l’exploration, au jeu, à apprendre de nouvelles choses ? Cela peut être partout, mais cela peut aussi être certains lieux seulement… Il peut aussi s’agir d’objets ou de comportements : tel chien peut se sentir partout chez lui tant qu’il a sa peluche préférée, tel autre peut aller n’importe où tant qu’on lui dit quoi faire. Il s’agit d’identifier les points de frontière entre “je suis chez moi, tout ici m’est connu et maitrisé” et “je prends plaisir à découvrir”. Et surtout, savoir où commence le territoire où on ne va pas : celui où le stress s’active au lieu du plaisir d’explorer. Car cette bande-frontière de l’exploration-plaisir, située entre le “déjà connu ennuyeux” et le “c’est trop d’inconnu pour moi, je stresse”, peut être large pour certains chiens, ou dans certains domaines, et très fine à d’autres endroits. Pour Thandi par exemple, cette bande est souvent extrêmement fine, et ça demande une précision extrême d’arriver à trouver l’équilibre, la zone où elle va pouvoir prendre plaisir à gérer un peu d’inconnu (comme un nouveau jeu de fouille ou de recherche de friandises) sans stresser. Pour prendre une image, cette frontière peut parfois être une belle grande plaine bien large, mais peut parfois être une crête de montagne escarpée, où on ne peut marcher qu’en n’ayant toujours un pied sur un côté de la pente et un pied sur l’autre…

En réalité, cette frontière sera mouvante, elle variera selon la façon dont l’individu sera “équipé” à ce moment-là, mais c’est ce que nous allons voir maintenant.

– Toute cette immensité baignée de lumière est notre royaume.
– Et l’endroit qui est dans l’ombre ?
– C’est le stress. Tu n’as pas besoin d’y aller.

3. Qu’est-ce qui influence la Ritournelle ?

Comme on l’a vu, l’opposition intéressante dans le cadre de la Ritournelle est entre le connu, rassurant parce que prévisible et qu’on sait comment s’y comporter pour gérer ce qui se passe, et le chaos, dont l’imprévisibilité peut apporter soit du plaisir, lorsqu’il survient dans un cadre sécurisé, soit à l’inverse du stress lorsqu’on n’est pas apte à le gérer à ce moment-là.

Tout comme on s’équipe pour partir en randonnée, et qu’on se sent en confiance pour explorer lorsqu’on se sait bien équipé, plus notre chien va être « équipé » pour affronter le monde, plus il se sentira en confiance pour le faire… et plus il sera à même de prendre plaisir à son exploration.

Ces équipements qui vont renforcer sa Ritournelle vont être de plusieurs types. On peut citer, de manière non-exhaustive, quelques grandes catégories :

Le plus étudié dans son rapport avec les comportements d’exploration, c’est bien évidemment l’attachement. La théorie de l’attachement est d’ailleurs directement fondée sur ce critère : plus la relation d’attachement est sécurisée, plus l’individu va se sentir en confiance pour explorer l’environnement, et c’est la quantification des comportements d’exploration qui va servir de critère pour déterminer la qualité de l’attachement. Il est donc bien évidemment essentiel de travailler à construire une relation d’attachement sécurisé avec son chien, pour que notre présence l’aide à se sentir plus en confiance face à l’inconnu et puisse combler son besoin naturel d’exploration. Si vous êtes ici, je suppose que je prêche des convaincus : on sait par exemple que les méthodes coercitives minent la relation d’attachement… De manière plus générale, il ne faut pas s’arrêter à la seule figure d’attachement principale, même si c’est la plus étudiée : les relations sociales ne sont pas exclusives, et plusieurs humains ou animaux peuvent avoir aussi un effet sécurisant pour notre chien, à des degrés différents. De même, pour certains chiens, notre présence à portée de vue suffira, alors que pour d’autres, deux mètres c’est déjà trop loin pour avoir l’effet sécurisant. À observer au cas par cas !

L’effet de la prédictibilité d’un événement aversif a été largement étudiée, notamment chez les rats. Des études ont même donné à des rats le choix entre le même stimulus aversif survenant de manière prévisible ou imprévisible : même pour le même choc, les rats préfèrent consciemment opter pour le choc prévisible, c’est dire la puissance physiologique de la prédictibilité… La prédictibilité peut prendre plein d’aspects différents, et on y reviendra, mais ça vaut la peine d’insister dessus : apprendre à connaitre le monde en l’explorant, c’est avant tout apprendre à pouvoir prédire ce qui va se passer, et savoir quel comportement permet d’en maximiser les bénéfices (je vois une proie : je cours après pour l’attraper, par exemple) ou d’en minimiser les risques (je perçois un prédateur : je me cache).

Plus notre chien a un large répertoire de comportements dont il sait ce qu’ils provoquent comme conséquences, plus il a d’outils à sa disposition pour gérer des situations nouvelles… et plus il se sentira en confiance face à l’inconnu, comme un randonneur aguerri qui a confiance en ses capacités ! C’est ici qu’interviennent les Pattern Games : des routines de comportement toutes simples qui lui permettent de savoir, une fois qu’elles sont lancées, ce qui va se passer et ce qu’il leur suffit de faire pour que tout se passe comme prévu. On est dans une toute autre approche que les auto-contrôles, parce que le principe des Pattern Games est justement qu’ils demandent extrêmement peu d’effort de la part du chien pour que la routine se déroule comme prévu. Le risque d’échec, et donc que la routine se brise, est très faible et donc peu anxiogène, contrairement aux auto-contrôles, qui demandent au chien un effort, et s’il n’est pas capable à ce moment-là de résister à ce qui le travaille de l’intérieur, la conséquence sera négative, même en l’absence de violence (la main se referme sur la friandise, par exemple, m’en refusant l’accès : je stresse d’arriver à réussir à résister à mon envie, au risque de subir de la frustration). Il est important de noter, ici, comme le montrent Deleuze et Guattari d’une part, et Vinciane Despret de l’autre, que l’expression la plus basique du contrôle, c’est, justement, l’expressivité : même sans avoir de conséquence réelle sur le monde, s’exprimer nourrit le sentiment de contrôle par le fait qu’on a fait quelque chose, qu’on a posé un acte, fut-il seulement expressif. Chanter, aboyer, crier, c’est déjà une tentative, aussi embryonnaire et inefficace soit-elle, de reprendre un peu de contrôle, de mettre du connu sur le monde, de se territorialiser sur le chaos Pour les humains, on va encore un pas plus loin : fredonner dans sa tête, imaginer un lieu rassurant, méditer, même si rien n’est exprimé vers l’extérieur, ce sont déjà des manières de retrouver un chez soi, un sanctuaire rassurant à partir duquel on peut à nouveau commencer à avancer dans le monde en se sentant plus en sécurité. Avoir du choix, du contrôle sur ce chaos extérieur par ses comportements, c’est l’aspect le plus puissant de la Ritournelle. Et ça tombe bien, apprendre de nouveaux comportements et les renforcer grâce aux conséquences positives qu’ils ont sur le monde, c’est quelque chose qu’on connait bien, dans le monde canin !

Chaque lieu est associé différemment, affectivement. Chez les chiens, certains chercheurs suggèrent notamment que des lieux peuvent également fonctionner comme figure d’attachement : ce n’est pas étonnant, quand on réfléchit au-delà de la théorie de l’attachement, aux associations affectives pavloviennes. Si mon chien se trouve dans un lieu dont il connait les moindres recoins et où il a un fort historique d’associations positives, d’expériences de maitrise, il sera plus à même d’y gérer un élément inconnu que s’il se trouve dans un lieu totalement inhabituel dont il ne comprend pas le fonctionnement. Les humains vivent parfois cette même expérience lorsqu’ils voyagent dans un pays au fonctionnement très différent du leur (un Belge ou un Français voyageant en Inde, par exemple, ou des Japonais arrivant à Paris), a fortiori s’il est subermergé de stimulations constantes. Il suffit de penser au stress que peu générer l’environnement urbain chez de nombreux chiens, avec tous ses bruits, ses odeurs, ses signaux visuels, ses trottinettes qui foncent partout, ses klaxons, ses autres chiens en laisse à qui on ne peut pas dire bonjour, cette laisse qui nous retient avant qu’on ait pu terminer de renifler une odeur importante… Etre attentif à l’effet de chaque lieu sur notre chien est essentiel pour déterminer où il en est dans sa Ritournelle.

Y a-t-il des objets qui aident mon chien à se sentir plus en sécurité, des objets qui sont des petits morceaux de sanctuaire portables ? Un tapis magique, par exemple, où on a travaillé le sentiment de sécurité ? Un jouet, un bâton ? Une mastication ou un tapis de léchage qui l’aide à se sentir un peu chez soi ?

Au fond, les paroles et les gestes peuvent aussi être des “objets rassurants” d’un autre type : un certain ton de voix rassurant, des mots comme “tout va bien” s’ils ont été travaillés et associés à la sécurité, des encouragements, des caresses… Cela dépendra complètement du chien et de l’historique de la relation, et c’est vraiment tout sauf automatique : certains chiens seront rassurés par une certaine caresse ou par le fait qu’on leur parle, alors que d’autres le vivront comme une irritation lorsqu’ils sont occupés à essayer de mobiliser leurs propres ressources pour gérer l’inconnu. C’est très important de casser ce préjugé que tous les chiens apprécient les caresses ou sont rassurés par notre voix : en observant ce qui se passe chez notre propre chien selon les circonstances, on peut arriver à identifier ce qui a vraiment un effet positif sur son sentiment de sécurité et sa confiance en soi.

Comme les objets, les paroles, les gestes, d’autres types de stimuli peuvent être associés fortement à des situations de sécurité : des odeurs, par exemple, qu’on aura diffusées dans le sanctuaire et associées à celui-ci, ou des sons qu’on aura travaillé de la même façon. Par exemple, Thandi a une playlist de Mozart sur Spotify : ce n’est pas une recette magique, mais, diffusée dans l’ordre à partir du début du premier morceau (la prédictibilité ! Et ce n’est pas une blague, la même playlist mise en aléatoire ne lui fait pas du tout le même effet…), c’est un élément de plus qui l’aide à se sentir en sécurité et à se relaxer.

Plus un chien sera anxieux, plus il va chercher à trouver de la prédictibilité où il le peut, et le déroulement des événements est un éléments essentiel de cette prédictibilité. Cela peut aller très loin : Anaïs Dethou parlait récemment sur Instagram de Moka, pour qui la balade devait obligatoirement être suivie du repas, sinon tout l’ordonnancement du monde s’écroule et c’est le chaos. Thandi, elle, a carrément du mal à gérer le fait que le rythme du weekend soit différent de celui de la semaine, chaque semaine… Pour ces chiens, un changement dans l’ordre d’arrivée des événements, c’est comme si tout à coup le soleil commençait à jouer au yoyo dans le ciel : si un élément n’est pas à sa place, alors plus rien n’a de place, et tout fout le camp, c’est la fin du monde ! Du coup, observer ces routines peut nous aider à compter dessus comme des éléments qui nourrissent leur confiance dans l’ordre du monde, et donc leur confiance dans leur capacité à le gérer et l’explorer tout en restant en sécurité.

Cet élément-là, que j’aborde en dernier, est particulièrement “tricky” : comme l’explique Panksepp, le jeu est à la fois un état affectif extrêmement puissant pour intégrer de la nouveauté, mais il est en même temps un état qui requiert des conditions extrêmement exigeantes et fragiles pour émerger. Il faut se sentir extrêmement en sécurité pour entrer dans cet état d’esprit, mais quand ces conditions sont réunies, la puissance du jeu est un outil incroyable pour intégrer l’imprévisible. C’est tout le coeur de la méthode du Play Way d’Amy Cook.

Man Hiking with Dog
© Dimitrije Djekanovic

Cette liste est loin d’être exhaustive : elle vise surtout à donner des pistes d’observation pour arriver à “cueillir” ou à construire des outils qu’on va pouvoir mettre dans notre sac à dos de randonneur, et que nous pourrons ressortir au besoin lorsque notre chien en a besoin, pour l’aider à renforcer sa Ritournelle et se sentir en sécurité pour aborder positivement un peu de chaos à la frontière, remplir son besoin d’exploration, et intégrer ce petit bout de chaos dans son “ monde connu”.

À l’inverse, d’autres aspects influencent négativement, affaiblissent la Ritournelle, parce qu’ils créent une insécurité, parce qu’ils créent une tension ou encore parce qu’ils submergent les capacités de réflexion du chien. Par exemple, être confronté à un stimulus déjà préalablement associé négativement, se trouver dans un environnement surstimulant comme un environnement urbain, être en présence de stimuli imprévisibles, ou tout simplement un stimulus qui évoque l’imprévisibilité (par exemple, pour certains chiens, les enfants, car il leur arrive d’agir de manière soudaine, intense et imprévisible comme se mettre soudain à courir ou à crier. Pour un chien anxieux, il suffit d’un seul enfant qui se comporte de manière imprévisible, pour que tous les enfants soient désormais associés au pire danger du monde : l’imprévisibilté).

Concrètement, on va donc pouvoir se construire au fur et à mesure un petit tableau avec deux listes d’éléments : ce qui renforce la ritournelle de notre chien (donc ce qui le sécurise), et ce qui l’insécurise. Attention, il ne s’agit pas de confondre ce travail avec une liste des renforçateurs ou des déclencheurs de notre chien, mais bien de ce qui renforce ou mine sa confiance en soi, son optimisme ou son pessimisme, dans une situation donnée, pour explorer ou apprendre du nouveau. Autrement dit, déterminer, dans une situation donnée et à un moment donné, quelle est la proportion de « connu » dont il a besoin pour aborder avec plaisir une certaine dose d’inconnu, et de voir dans mon sac à dos (ma liste) si je n’aurais pas par hasard à ma disposition des éléments que je pourrais sortir pour lui donner plus de force, plus de solidité, proportionnellement, pour aborder ce degré de chaos. Renforcer sa Ritournelle, quoi. Par exemple, si mon chien est un peu trop insécure à un moment donné pour explorer paisiblement les odeurs dans le parc, peut-être que je peux me placer plus près de lui, ou lui redonner une impression d’être en terrain connu en faisant un pattern game (pour le recentrer sur son sanctuaire mental, émotionnel) ou encore le ramener vers un coin plus paisible du parc, plus loin de ce bruit du train qui passe, en fonction de ce que j’ai identifié pour mon propre chien comme éléments influençant sa Ritournelle. Pour Thandi par exemple, lui faire un peu la fête joyeusement ou lui trouver un bâton sont des éléments que je peux ajouter dans le mix. Par contre s’il fait nuit, il est bien possible que même en mettant tous les ingrédients que je connais dans sa Ritournelle, ça ne suffira pas, et elle restera stressée, alors qu’en journée elle adorera explorer de même parc.

Et toute la « magie » du processus d’appropriation, de « territorialisation », est que (Pavlov soit loué !) des stimuli neutres abordés avec plaisir (autrement dit : grâce à une ritournelle forte), ont le potentiel d’être associés positivement, et de rejoindre donc le catalogue des facteurs rassurants parce que connus et prévisibles. Il ne s’agit donc pas d’éviter toujours l’inconnu, mais au contraire, d’équilibrer les “forces sécurisantes” et la “dose de chaos” de sorte que cette confrontation au chaos puisse être vécue comme remplissant le besoin d’exploration qui génère du plaisir, plutôt que comme un stress… et lorsque c’est le cas, le chaos est petit à petit ingéré, intégré, “métabolisé” en connu, et augmente le domaine du connu… donc les forces qui permettent d’intégrer ensuite de l’inconnu. La Ritournelle se nourrit ou est détruite par le chaos, selon que cela se fait ou non à son propre rythme.

En conclusion

Voilà, c’était un long article, qui ne prétend aucunement révolutionner le monde ou remplacer d’autres perspectives, mais au contraire, en ajouter une de plus, apporter une nouvelle corde à notre arc, afin de multiplier les outils et les éclairages de ceux et celles qu’il inspirera. On peut le dire maintenant en quelques mots : la Ritournelle, c’est voir le besoin de sécurité et le besoin d’exploration comme deux faces d’une même pièce. C’est un équilibre très subtil, complexe, et toujours changeant, dépendant de chaque situation, entre une dose d’inconnu et les forces nécessaires pour arriver à prendre plaisir à sa découverte. C’est, du coup, apprendre à identifier, à lister et à construire les outils qu’on va pouvoir ajouter dans le mix, et qui vont nous permettre de renforcer cette Ritournelle pour aider notre chien à remplir ces deux besoins qui se nourrissent mutuellement, via le triple processus territorialisation-déterritorialisation-reterritorialisation.

A voir de voir maintenant si cet outil a sa place dans votre sac à dos de cani-randonnée !

  1. Mille Plateaux est le second volume de “Capitalisme et Schizophrénie”. Il est organisé non pas en chapitres, mais en “plateaux”, des textes qui s’articulent les uns aux autres, mais qui peuvent être lus séparément et dans n’importe quel ordre. “De la Ritournelle” est un de ces plateaux. ↩︎
  2. Exemple type pris par Jakob von Uexüll dans “Milieu animal et milieu humain”, dans lequel il développe le concept d’Umwelt ↩︎
  3. C’est extrêmement simplifié, bien sûr. La peur et le plaisir ne peuvent en aucun cas être résumés à un groupe unique de neurones chacun, que ce soit une zone spécifique de l’Amygdale ou du Nucleus Accumbens, et la mémoire des événements aversifs ou plaisants impliquent bien d’autres structures. Mais ça nous amènerait beaucoup trop loin de développer tout ça dans cet article… ↩︎
  4. Pauvre pauvre Samy, de Lola Burton, qui m’a dans son malheur fourni cet exemple réel ↩︎
  5. Il s’agit d’un sujet de recherche majeur depuis les années 1970. Il est donc difficile de pointer des études spéficiquement sans qu’il s’agisse d’études très précises sur des points très particuliers. Voir “Références principales” cependant pour quelques pistes ↩︎

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Un livre incroyable, qui fait vraiment réfléchir sur la notion de territoire :

Despret, Vinciane. Habiter en oiseau. Arles: Actes Sud (Mondes sauvages), 2019

Pas super lisible, mais incroyablement intéressant et impossible à ne pas citer ici :

Deleuze, Gilles., Guattari, Félix. Mille plateaux. Paris: Éditions de minuit (Collection ‘Critique’, t. 2), 1980

Les livres Control Unleashed de Leslie McDevitt. Elle recommande de lire soit le 1 soit le 2 avant le 3.

McDevitt, Leslie. Control unleashed: creating a focused and confident dog. First edition. South Hadley, MA: Clean Run Productions LLC, 2007.

Mcdevitt, Leslie. Control unleashed: the puppy program. The Pet Book Publishing Company, 2015.

McDevitt, Leslie. Control unleashed: reactive to relaxed. South Hadley, MA: Clean Run Productions LLC, 2019.

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