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Comment lire un article scientifique en mode savoirs situés ?

Comme j’en ai déjà parlé dans l’article Epaissir le réel, un des objectifs de ce blog est d’aborder les contenus scientifiques sous un angle épistémologique1 (critique des constructions de savoirs) particulier : l’approche des savoirs situés. C’est une approche qui combine sans les opposer à la fois les capacités des sciences à construire des savoirs objectifs, et les aspects sociaux, culturels, subjectifs, qui traversent cette construction de savoir. Il s’agit, en somme, de voir comment assumer ces aspects subjectifs permet de construire encore plus d’objectivité. Si vous voulez voir à quoi cela ressemble concrètement, je vous invite à lire cet article, où j’ai utilisé cet angle de lecture pour aborder le concept de “dominance”.

Cette fois-ci, je vais vraiment essayer de présenter le modèle le plus complètement possible, pour que vous puissiez l’utiliser vous-même lorsque vous abordez un nouveau contenu, en particulier scientifique. Bien entendu, il s’agit d’une perspective qui ne remplace pas, mais complète, la grille de lecture classique, à appliquer à la lecture d’articles scientifiques, comme présentée par exemple dans l’article co-écrit par Geraldine Merry et Anaïs Dethou qui présente notamment le “CRAAP test”. Comme je l’ai dit dans mon premier article, un des grands principes de l’épistémologie des savoirs situés est que c’est en multipliant les décalages, en multipliant les perspectives sur un même sujet (comme lorsqu’on tourne autour d’une statue pour la voir sous un autre angle) qu’on enrichit notre vision, et qu’on en augmente l’objectivité.

Donc, en complément de leur super article, qui développe la façon “interne” à la méthode scientifique expérimentale d’analyser des contenus, je vous propose une autre grille de lecture, plus constructiviste, pour “épaissir le réel”, justement, pour “compliquer” les choses, pour apporter une touche supplémentaire de complexité :

Cela semble évident, mais, jusqu’ici, la recherche scientifique est toujours faite par des humains. Qui cherchent à appliquer des méthodes rigoureuses, qui soumettent leurs travaux à validation par les pairs, et qui encouragent à leur reproduction pour vérification, mais des humains quand même.

La recherche scientifique, derrière ce terme au singulier, est multiple, complexe, foisonnante. Il y a beaucoup de méthodes scientifiques valables, beaucoup de théories tout à fait correctes, et une infinité de sujets qui méritent d’être investigués. Le fait de choisir d’aborder tel sujet plutôt que tel autre, sur base de tels outils conceptuels plutôt que tels autres, et en construisant son dispositif de telle manière, n’empêche pas que l’étude elle-même soit de qualité. Si je choisis d’utiliser des vis plutôt que des clous pour construire un meuble, ça ne m’empêchera pas de construire un meuble tout à fait valable : il devra peut-être être pensé différemment, et le résultat sera sans doute différent, mais peut-être tout aussi solide (et on peut filer la métaphore : si je veux construire un meuble avec du ruban adhésif, cela ne tiendra pas. Il y a plusieurs méthodes possibles, mais ce n’est pas pour autant que toutes les méthodes se valent).

Drawing of hands doing string figures

En sciences, c’est également le cas : des enjeux sociaux et subjectifs jouent aussi dans la construction des études : des scientifiques travaillant ensemble auront tendance à utiliser les mêmes outils conceptuels, les mêmes approches, comme dans n’importe quel travail. Si un de mes collègues maitrise super bien le système tenon-mortaise, il est probable que je m’intéresse aussi au système, et que je finisse peut-être aussi par l’utiliser à la place de mes vis. Si mes collègues utilisent tous des vis et qu’aucun ne maitrise le système tenon-mortaise, il est probable que je ne m’aventure jamais dans cette voie. On voit directement le lien avec les “jeux de ficelles” : mon collègue qui maitrise le système tenon-mortaise va m’en parler, il va me proposer de l’utiliser aussi. Peut-être que ça ne m’intéressera pas, et que je ne tenterai même pas d’hériter de son savoir ; peut-être que je vais être séduit, et reprendre cette méthode, qui va me permettre d’ouvrir mes possibilités et de construire de nouvelles choses que je n’aurais pas faites avant ; peut-être aussi que je vais tenter, et que pour diverses raisons, dans ce que moi je fais ça ne va pas fonctionner, ou que je ne vais pas y arriver. On tente d’hériter de ce que d’autres nous proposent, sans garantie que cela “tienne”, et que cela nous permettre de proposer ensuite quelque chose de plus au suivant.

Parfois, on lit des études, et on se demande pourquoi l’auteur a suivi telle voie plutôt que telle autre : surtout quand il ne l’explique pas explicitement dans son article, il y a de fortes chances que ce soit lié à ce type de mécanismes sociaux et culturels, souvent même inconscients.

De la même manière, d’autres éléments sociaux et culturels, hors labo, peuvent jouer, car nous sommes toutes et tous héritiers, en grande partie inconsciemment, de la façon dont nous nous sommes construits, de nos biais cognitifs culturels, de genre, familiaux, de milieux, etc. John Bowlby et Mary Ainsworth n’auraient probablement pas développé la solide théorie de l’attachement si leur propre vécu ne les avait pas poussé à s’intéresser à ce sujet, et s’iels ne s’étaient pas rencontrés, l’un et l’autre, autour de cette problématique qui les vrillait ensemble personnellement. De nouveau : même s’il y a des raisons subjectives, sociales, affectives, qui ont poussés ces scientifiques à travailler sur tel sujet de telle manière, cela n’empêche pas qu’iels aient travaillé sérieusement et qu’iels aient réussi à construire un travail scientifique solide basé sur une méthode objective et rigoureuse. La théorie de l’attachement est encore super importante aujourd’hui, et ne peut pas être balayée en disant simplement que Bowlby et Ainsworth n’étaient pas objectifs, vu qu’ils ont développé ça à cause de leurs propres blessures.

Autrement dit, en pratique : savoir qui est l’auteur ne va pas remplacer une lecture de fond, mais va enrichir notre perspective. Lorsqu’on regarde une photo, on peut regarder les formes, on peut regarder les couleurs, on peut regarder les ombres et les lumières : l’un ne remplace pas l’autre, chacun apporte une couche de richesse en plus. De la même façon, s’attarder à comprendre qui est l’auteur va « colorer » la lecture qu’on aura du fond de l’article, ajouter de la complexité, « épaissir » sa réalité.

Je l’ai déjà un peu abordé dans la première partie, mais cela vaut la peine d’insister : chaque étude, chaque scientifique, va utiliser des concepts, des définitions, des méthodes différents pour travailler. Au-delà de tracer l’héritage social de ces outils (de qui ils lui viennent ?), il est intéressant d’identifier la constellation conceptuelle à laquelle ils appartiennent. Il est normal qu’on ne sache pas faire ce travail lorsqu’on lit son premier article scientifique dans un domaine: c’est à force d’en lire qu’on commence à repérer qu’un auteur qui utilise tel concept utilise en général aussi telle méthode, et qu’il y a des nébuleuses qui se dessinent. Le cas le plus évident est le jargon, qui sont des mots-signatures : si une auteure utilise le terme “natureculture”2, je sais que l’auteur héritera des outils de la nébuleuse conceptuelle du féminisme. Si je vois le terme “David’s score”, je sais que mon auteur hérite de la théorie classique de la dominance, qui voit les relations sociales à travers le prisme de la hiérarchie verticale.

Il est également essentiel de s’intéresser à ce que cite un auteur, et s’interroger sur ce qu’iel va retirer des sources qu’iel cite. Il est malheureusement courant que des auteurs, consciemment ou non (consciemment, c’est de la mauvaise foi, mais c’est souvent inconscient) font dire à une source ce qu’elle ne dit pas. Comme j’en ai parlé longuement dans l’article sur la dominance, c’est ce qui se passe par exemple avec Marc Bekoff3 et Clive Wynne4, lorsqu’ils donnent leur propre définition de la dominance, et puis citent un article5 qui “prouve”6 que la dominance existe chez les chiens libres : or, dans les deux cas, l’étude qu’ils citent travaille sur base d’une définition de la dominance tout à fait différente de la leur. Cette étude ne prouve donc pas que la dominance existe au sens de leur propre définition : elle le “prouve” sur base d’une tout autre définition. On ne peut pas toujours lire toutes les sources que cite un auteur, mais on peut garder cet aspect à l’esprit, et aller au moins vérifier ce sur quoi on a des doutes.

Pour finir, comprendre l’enjeu de l’article, c’est aussi être honnête avec soi-même, et chercher à comprendre sur quoi il porte précisément : un article qui montre que l’étendue de la variabilité de caractère entre chiens individuels est plus large que la variabilité entre races de chiens ne peut ni être résumé en disant que les différences entre races n’existent pas, ni que la race fait tout. Les études portent en général sur une question très très précise et très limitée, et déterminer les extrapolations légitimes qu’on peut en faire est toujours un travail délicat.

Les sciences et la culture évoluent : un article ancien se basera peut-être sur des concepts ou sur des méthodes qui ont été critiqués depuis. Il faudra donc mettre ça en perspective en le lisant. Il y a aussi des méthodes qui ont apporté des connaissances, mais qui ne sont plus reproductibles aujourd’hui : les horribles expériences de Harry Harlow sur l’isolation et la dépression sur les macaques rhésus ne pourraient heureusement plus être menées aujourd’hui, mais on continue néanmoins à hériter des résultats obtenus.

De même, la manière-même d’écrire des articles a changé, ne fut-ce que parce que l’accès à l’information n’est pas du tout le même. Aujourd’hui, les études sont indexées et rendues (plus ou moins) accessibles mondialement via l’internet : un chercheur ou une chercheuse ont accès à des études publiées la veille par des collègues de l’autre bout du monde. Forcément, on se base donc sur des sources bien plus nombreuses que lorsque, pour se documenter, il fallait7 consulter des fiches papier établies par le personnel de la bibliothèque de faculté sur base des volumes de revue que la bibliothèque avait achetés en papier. Or ces revues (comme Nature, etc.) coûtaient très cher et prenaient une place énorme : la bibliothèque devait donc choisir lesquelles elles achetaient, et quels volumes, parfois en plusieurs exemplaires. De plus, les revues n’étaient pas forcément en Anglais ou en Français : si des chercheurs ou chercheuses germanophones, par exemple, avaient écrit un article important, pour que les chercheurs et chercheuses francophones l’intègrent dans leur nébuleuse conceptuelle, encore fallait-il encore que quelqu’un prenne la peine de le traduire et de faire publier la traduction dans un volume papier d’une autre revue. Et que la bibliothèque ait acheté ce volume. Et qu’un professeur n’ait pas emprunté le volume à durée indéterminée et l’ait placé dans l’armoire de son bureau fermé à clé, parce qu’il voulait l’avoir tout le temps sous la main. Toujours est-il que lorsqu’on lit un article “pré-internet”, on remarque que la façon de citer des articles, et le nombre de sources citées sont souvent très différents d’aujourd’hui. Si on lit ces articles anciens, on peut avoir l’impression qu’ils sont écrits de manière très légère, sans aucune rigueur : les contraintes logistiques et culturelles étaient simplement différentes.

Tout comme les disciplines scientifiques évoluent, les scientifiques eux-mêmes évoluent : au fil des rencontres, comme on l’a vu, avec d’autres scientifiques, d’autres labos, d’autres concepts.

Chaque scientifique, chaque labo, a des questions qui importent, pour lui ou pour elle, et il est essentiel d’identifier ces enjeux pour comprendre la démarche effectuée. Evidemment, il faut pour cela arriver à lire à travers les contraintes formelles des articles scientifiques (structure, formulation, langage académique, etc.), mais en regardant par exemple la liste des publications d’un·e auteur·e sur ResearchGate ou sur d’autres sites, ainsi qu’en lisant attentivement les parties “Introduction” ou “Discussion” des articles, on peut arriver à retracer le fil, et identifier ce qui importe pour notre scientifique, les enjeux guidant ses travaux, ce qui l’intéresse particulièrement. Ce ne sont peut-être pas les enjeux qui importent pour nous, mais justement : il est important de comprendre ce qu’iel a voulu faire pour comprendre pourquoi l’étude a été faite de cette manière-là et pas d’une autre, et de mesurer la distance entre cela et ce qui nous intéresse nous.

Il y a les conséquences évidentes, celles qui font l’objet de l’article lui-même : l’avancée objective qui a éventuellement été faite.

Mais il y a aussi les conséquences plus large, au seins du monde que dessine cette recherche. Par exemple, un article qui vise à démontrer que la dominance existe entre l’humain et le chien dessine un monde particulier, un monde où ce concept est pertinent à être utilisé dans nos relations avec nos animaux. Au-delà des critiques internes (est-ce que l’article démontre vraiment ce qu’il entend démontrer ? Est-ce que les outils conceptuels utilisés ne sont pas déjà biaisés ? etc.), il est toujours intéressant de s’interroger sur les conséquences sociales et politiques d’une voie de recherche. Par exemple, il y eu une époque où une discipline scientifique en vogue était la phrénologie, à savoir déterminer la personnalité des gens à partir de la forme de leur crâne : au-delà du fait qu’il est rapidement apparu que cette discipline ne parvenait pas à obtenir de résultats concluants selon une méthode scientifique expérimentale rigoureuse, cette discipline, en tant que telle, dessinait des conséquences politiques importantes : un monde où on pourrait déterminer d’avance, en mesurant le crâne d’un individu, s’il était un criminel en puissance, et s’il fallait donc prendre des mesures avant que cela n’arrive. Donna Haraway développe longuement, par exemple, le monde que dessine le champ de recherche centré sur le séquençage du génome humain. Bien sûr, personne ne va “interdire” des champs de recherche sur base du monde politique qu’ils dessinent. Mais il est important d’être attentif·ve·s à ces conséquences, car la recherche ne se fait pas “hors sol” : elle a des conséquences sur le monde8.

Voilà, normalement, en combinant ces deux approches, j’espère que se dessinera devant vous un monde complexe, où les scientifiques sont des humains, avec leur propre parcours, avec leur propres enjeux, pris dans leur vie familiale, sociale, leurs réseaux d’ami·e·s et de collègues, les complexités de la vie académique, avec ses nécessités de publier, de trouver des financements, de composer avec les collègues, mais qui essaient dans tout ça de construire le plus objectivement possible des savoirs solides, en essayant d’être le plus rigoureu·x·ses possibles, en essayant d’être attenti·f·ve·s à leurs propres biais, en combinant du mieux qu’iels peuvent leur désir d’être objecti·f·ve·s et leurs propres valeurs, pour faire avancer le monde.

  1. Discipline qui a pour objet l’étude de la construction des savoirs, leurs critères de validité, leurs limites, leurs angles morts ↩︎
  2. En un mot. Il s’agit d’assumer le fait que les deux sont toujours entremêlés, au point qu’il est absurde et même trompeur de faire une distinction entre les deux. ↩︎
  3. Invité par Michael Shikashio dans son podcast ↩︎
  4. Invité par Hannah Branigan, aussi dans son podcast ↩︎
  5. Bonanni, Roberto, and Cafazzo. ‘The Social Organisation of a Population of Free-Ranging Dogs in a Suburban Area of Rome: A Reassessment of the Effects of Domestication on Dogs’ Behaviour’. In The Social Dog: Behaviour and Cognition, edited by Juliane Kaminski and Sarah Marshall-Pescini. Amsterdam: Elsevier/Academic Press, Academic Press is an imprint of Elsevier, 2014.
    https://doi.org/10.1016/B978-0-12-407818-5.00003-6 ↩︎
  6. Je dédierai probablement plus tard un article complet à ces guillemets ↩︎
  7. Il y a encore seulement 20 ans, quand j’étais aux études, cela fonctionnait comme cela ↩︎
  8. J’en parlerai certainement encore, mais c’est tout le sens de “vivre avec le trouble”, comme proposé par Donna Haraway : assumer que les choses sont complexes, et qu’il n’existe pas de position éthique qui nous permette d’être tranquilles, à moins de se voiler la face. Et justement, c’est ce petit malaise, ce trouble éthique qui reste toujours dans un coin de nos têtes, qui nous oblige à toujours tenter de faire mieux. ↩︎

Debaise, Didier, et Stengers, Isabelle. ‘Résister à la peur d’être dupe. Consentir à l’épreuve de l’épaississement’. In Au risque des effets: une lutte à main armée contre la Raison?, edited by Isabelle Stengers and Didier Debaise. Paris: Liens qui libèrent, 2023.

Debaise, Didier, et Stengers, Isabelle. ‘Résister à l’amincissement Du Monde’. Multitudes, 2021. https://api.semanticscholar.org/CorpusID:245498049.

Dorlin, Elsa, et Rodriguez, Eva, eds. Penser Avec Donna Haraway. 1re édition. Actuel Marx. Confrontation. Paris: Presses Universitaires de France, 2012.

Haraway, Donna Jeanne. Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene. Experimental Futures: Technological Lives, Scientific Arts, Anthropological Voices. Durham: Duke University Press, 2016.

Haraway, Donna Jeanne. When Species Meet. Posthumanities 3. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2008.

Haraway, Donna Jeanne, Hansen, Jérôme, and Despret, Vinciane. Manifeste des espèces compagnes: chiens, humains et autres partenaires. Paris: Climats, 2019.

Latour, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique. Nachdr. Paris: Editions La Découverte [u.a.], 2010.

Puig de La Bellacasa, María. Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway: science et épistémologies féministes. Ouverture philosophique. Paris: l’Harmattan, 2014.

Deux livres indispensables sur le sujet :

Latour, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique. Nachdr. Paris: Editions La Découverte [u.a.], 2010.

Stengers, Isabelle. Apprendre à bien parler des sciences: la vierge et le neutrino. Paris: Les empêcheurs de penser en rond, 2023.

Un chouette exemple de recherche effectuée directement en appliquant la méthode des savoirs situés

Tsing, Anna Lowenhaupt, and Philippe Pignarre. Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Collection dirigée par Philippe Pignarre. Paris: les Empêcheurs de penser en rond-la Découverte, 2017.

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